La gauche doit-elle laisser Chouard ?

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Blogueur influent, chantre d’une constituante tirée au sort, Étienne Chouard se dit démocrate et de gauche mais refuse de dénoncer l’idéologie d’Alain Soral. Un allié encombrant dont la gauche ne sait que faire.

C’est une tempête dans un verre d’eau. Une mini-guerre civile au sein du Mouvement pour une 6e République qui a opposé la semaine dernière, par statuts Facebook et blogs Mediapart interposés, deux signataires peu connues du grand public : l’écrivaine Pascale Fautrier a accusé Judith Bernard de faire rentrer la mouvance soralienne dans le mouvement initié par Jean-Luc Mélenchon. À l’origine de cette attaque : la supposée complaisance de Judith Bernard vis-à-vis d’Étienne Chouard, avec qui elle partage une passion intellectuelle et politique pour le tirage au sort.

Après une semaine d’escalade, le psychodrame a trouvé sa résolution mardi, avec la publication par Judith Bernard d’un article explicitant officiellement sa prise de distance avec le blogueur controversé qui, submergé par l’ampleur de la polémique, a annoncé de son côté qu’il se retirait du débat public. Une tempête dans un verre d’eau, donc, et pourtant. La dérive d’Étienne Chouard soulève plusieurs questions incontournables pour la gauche.

Un représentant de l’éducation populaire

Le professeur d’économie et gestion dans un lycée de Marseille sort subitement de l’anonymat en 2005 en devenant – via son blog – le héraut du non au référendum sur la Constitution européenne. Quelques années plus tard, le blogueur influent (plus de 42.000 abonnés sur Facebook) se découvre une nouvelle marotte : le tirage au sort. Pour lui, l’origine de toutes les injustices sociales actuelles, “la cause des causes”, réside dans le fait que notre constitution ait été rédigée par des professionnels de la politique vendus aux puissances de l’argent. Pour sortir de cette fausse démocratie parlementaire, qui ne fait que servir les intérêts des 1%, une seule solution : une constitution écrite par une assemblée constituante tirée au sort, une option politique théorisée par des penseurs comme Jacques Rancière, Yves Sintomer ou encore David Van Reybouck. L’expérience a d’ailleurs été menée avec succès en Islande en 2010 pour la préparation de la Constitution post-crise.

On peut douter du fait que le tirage au sort soit la réponse à tous nos maux. Il n’empêche qu’ Etienne Chouard a le mérite d’avoir œuvré sans relâche, à travers un véritable travail d’éducation populaire, à partager ses réflexions et à faire connaître cette voie originale à des dizaines de milliers de personnes, ces “gentils virus” qui œuvrent à leur tour à disséminer la question autour d’eux.

Le problème n’est pas là, mais réside dans la relation ambiguë qu’il entretient avec l’extrême droite, et notamment sa mouvance soralienne. Précisons d’emblée que ce n’est pas la reprise des textes de Chouard sur Égalité et Réconciliation qui est ici en cause. De fait, bon nombre d’articles de militants de gauche se retrouvent à leur corps défendant sur le blog de l’ex-militant du FN.

Refus de clarifier

C’est donc sa manière de réagir – ou plutôt de ne pas réagir – à ces reprises qui est problématique. Après quelques citations sur E&R, l’économiste Frédéric Lordon avait par exemple écrit une mise au point intitulée « Ce que l’extrême droite ne nous prendra pas ». Difficile de faire plus clair. De même, lorsqu’E&R avait posté une vidéo de Julien Salingue s’exprimant sur la liberté de la presse, le spécialiste du Moyen-Orient avait envoyé aussitôt le message suivant : « Je n’ai rien à voir avec vous et vos « idées ». Rien. Je sais que vous garderez sur votre site cette vidéo car elle vous permet de pallier votre déficit d’élaboration intellectuelle. (…) M’accordez-vous un droit de réponse ? En d’autres termes, la possibilité d’expliquer pourquoi je maintiens l’ensemble de mes propos, tout en récusant toute proximité avec votre « organisation » ? »

Étienne Chouard, lui, n’a jamais fait de telles déclarations. Voilà l’énigme : alors que l’homme se considère comme humaniste, antifasciste, de gauche et démocrate, pourquoi refuse-t-il obstinément de faire cette démarche de clarification ? Un refus qui lui vaut aujourd’hui d’être de plus en plus rejeté par la gauche, Martine Billard ayant par exemple annoncé sur son blog en janvier 2014 que le chantre du tirage au sort ne serait plus convié aux réunions du Parti de gauche.

« Parler à tout le monde »

Étienne Chouard avance lui-même une série d’arguments, qu’on ne peut se permettre de balayer d’un revers de main. Premièrement, il estime qu’un vrai démocrate se doit de parler avec tout le monde. Il a « une grande vertu que je n’ai pas et que je n’ai pas l’ambition d’avoir: la capacité de discuter avec patience avec tout le monde, même et surtout ceux qui ne partagent pas son analyse (quel intérêt sinon ?), les emmerdeurs et les abrutis », résume sur son blog le haut fonctionnaire souverainiste Claude Rochet.

Dans une vidéo récente, Chouard s’explique : les personnes racistes sont des « êtres humains » comme les autres, et c’est précisément en leur parlant, plutôt qu’en les méprisant, qu’ils pourront « changer d’avis » un jour. Même si cette stratégie peut-être perçue comme naïve – difficile de savoir combien de gens racistes ont, grâce au dialogue, « changé d’avis » –, l’ouverture d’esprit de Chouard est louable. À ceci près qu’en pratique, on ne l’entend jamais aborder les sujets de désaccord (l’antisémitisme, le sexisme) qui risqueraient justement de heurter les soraliens.

Mais Chouard donne une autre raison de « parler avec tout le monde » : la nécessité d’atteindre un consensus autour d’un nouveau contrat social : dans un texte envoyé à François Ruffin, le fondateur du journal Fakir, il écrit : « Impossible de faire société en tenant à l’écart de l’écriture du contrat social des pans entiers de la société. » Ce à quoi Ruffin lui répond qu’aucune révolution n’a jamais fonctionné sur la base d’un tel unanimisme : « Le contrat de 1789 se fait très largement contre l’aristocratie, contre le clergé, et contre des fractions importantes des classes populaires qui se solidarisent avec leurs anciens maîtres. En 1944, le Conseil national de la Résistance n’a pas demandé l’avis des collabos – et encore moins de Pétain et de ses ministres – pour rédiger son programme ! »

Une définition délirante du « fascisme »

Deuxièmement, Chouard considère que son adversaire principal, ce n’est pas le FN ou Soral, qui dit certes parfois « des horreurs », mais ceux qui sont au pouvoir : « les possédants, les banquiers, les industriels, les multinationales (…) qui prennent le contrôle du politique, qui deviennent viscéralement anticommunistes et antisyndicaux et qui nous condamnent aux travaux forcés en nous empêchant toute résistance. » Pour lui, le vrai « fascisme ce n’est pas le racisme (…) c’est Hollande et Sarkozy (…). L’Union européenne est un régime fasciste. » Le racisme est certes un « fléau », admet-il, mais c’est un problème secondaire : combattre les gens racistes plutôt que les banques, c’est se tromper de priorité.
Et c’est au nom de cette redéfinition des priorités que Soral devient un allié possible, dès lors que lui aussi s’oppose à la finance et aux « fascistes au pouvoir ». « Mon curseur politique est simple, c’est celui de la révolution, explique Chouard en novembre à L’Express. Celui qui soutient le peuple qui veut se soulever contre ses maîtres est à gauche. À droite, il y a la défense des privilèges. Pour moi, Alain Soral est à gauche parce qu’il se bat contre les privilèges. C’est un résistant. »

ll s’agit d’une erreur d’analyse majeure. Tout projet de démocratie vraie est profondément incompatible avec l’idéologie sexiste, homophobe, autoritariste et antisémite de l’essayiste, qui a donné un aperçu édifiant de sa vision du monde idéal en juin dans une interview à ERTV. [[« On a vu le petit Elkabbach, c’est mon analyse un peu plus raciale-communautaire, qui est le petit sémite sépharade, se soumettre comme une femme à quelqu’un qui représente encore la virilité… aryenne, je dirais, même si elle est slave. Vous voyez, ça, c’est la juste hiérarchie traditionnelle, vous voyez… Quand Poutine ouvre sa gueule, un Elkabbach la ferme. Et c’est comme ça que se conçoit un monde qui fonctionne bien. Parce qu’il y en a un qui incarne l’autorité légitime et la virilité, et l’autre qui incarne la place qu’il aurait du garder depuis toujours, la place d’intermédiaire, de courtisan et au mieux de diplomate… »]]

Une sous-estimation du danger FN

Enfin, Étienne Chouard justifie implicitement son indulgence vis-à-vis de l’extrême droite par le fait que, selon lui, « Le Pen et Soral ne sont pas dangereux, ils n’ont aucune chance d’accéder au pouvoir. » Il commet là sa seconde faute politique : convaincu que le système est “verrouillé” par les partis libéraux de gouvernement, il ne voit pas que le FN est tout à fait en mesure de gagner les élections présidentielles. Il suffit que l’abstention continue de progresser et que le gouvernement poursuive les programmes d’austérité sociale et de casse salariale.

Dans un contexte européen de chômage de masse et de menace déflationniste, dangereusement proche de la conjoncture des années 1930, la vigilance dans les alliances que l’on noue contre le néolibéralisme est primordiale. On peut détester autant que Chouard l’oligarchie au pouvoir, on la regrettera amèrement si elle est remplacée par un gouvernement policier autoritaire qui applique ouvertement des politiques raciales et racistes.

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