Cette semaine, la loi Asile et immigration a été votée en première lecture à l’Assemblée nationale réduisant ainsi les droits des étrangers et autorisant l’enfermement pour des enfants. Yara al-Hasbani, chorégraphe, réfugiée en France après avoir été chassée de Syrie où son père a été torturé puis assassiné, nous interpelle tous à travers ce très beau texte pour Regards.
Je suis Syrienne. Et je vis à Paris, en France, en tant que réfugiée. J’espère pouvoir un jour retourner dans mon pays mais rien n’est moins sûr. Du coup, il est une question que je me pose tout le temps depuis que je suis ici : est-ce que j’arriverai un jour à considérer ce pays comme le mien ?
Honnêtement, je ne vois pas trop comment ce pourrait être le cas : il y fait beaucoup trop froid – ce genre de froid qui t’habite lorsque tu n’as pas d’amis, pas de voisins et que le confort est un mot qui t’est complètement étranger. Mais je me bats, au jour le jour, pour essayer de faire de Paris un endroit plus chaud pour moi.
Et pourtant, je ne suis pas seule : il y a la communauté syrienne, dont je fais partie de facto, en tant qu’immigrée de ce pays. C’est une communauté en expansion, faite de personnes qui sont autant de mains tendues et de portes auxquelles on peut frapper : c’est toujours plus facile, quand tu n’es pas dans ton pays, à l’étranger, d’aller vers quelqu’un qui parle ta langue. La langue crée un lien fort entre les individus.
Et c’est précisément ce que j’ai trouvé à Paris : j’y ai entendu beaucoup de gens parler en arabe. Un peu partout. Ce qui m’a permis de rencontrer des amis syriens avec qui j’ai retrouvé la joie, mais surtout la chaleur de la vie. Parce que j’ai enfin réussi à parler avec eux des souvenirs de notre pays maintenant lointain – mais aussi de nos peurs d’étrangers en France.
Cet espace que l’on a créé entre immigrés syriens nous permet de mettre en mots des choses que l’on avait l’habitude d’entendre, des craintes et des problèmes qu’une traduction, aussi précise soit-elle, ne réussira jamais à rendre. Et force est de constater qu’entre ce que nous étions en Syrie et ce que nous sommes maintenant en France, un fossé se creuse.
Trouver une maison
Mais le problème, c’est que de ces discussions en arabe avec d’autres Syriens, il ne ressort rien de très profond : c’est facile et toujours drôle de partager des bons souvenirs avec des gens que tu viens de rencontrer, mais c’est toujours plus compliqué d’en trouver qui sont prêts à écouter ta tristesse, ta nostalgie et ta peine – et ce sont justement ces personnes-là qui t’aident à te sentir chez toi, en sécurité. Mais, dans la mesure où c’était les seules avec qui je pouvais partager, j’en ai rapidement tiré la conclusion que ce serait avec eux que je me devais de tout partager, bon gré, mal gré.
Parallèlement à tous ces problèmes de langue, une de mes plus grandes chances, c’est d’avoir trouvé une maison. Cette maison, c’est l’association Pierre-Claver, qui propose aux demandeurs d’asile un lieu de rencontres et d’études. Et c’est dans cette maison, que j’ai réussi à me sentir, à nouveau, en sécurité. Et puis, j’y ai trouvé une mère, un père, un frère et une sœur. Et ma vie dans le froid parisien est devenue – un peu – plus chaude.
À tel point que j’en suis même venue à me demander si je pourrais un jour (ça va peut-être vous paraître une drôle de question) avoir une famille française. J’avais été tellement meurtrie par mon exil de Syrie que je m’étais dit que je ne trouverais plus jamais l’amour. Mais j’ai quand même rencontré un très bel homme – un Français –, de qui j’ai même cru que j’allais pouvoir tomber amoureuse… Et, sans même que je m’en rende vraiment compte, me voilà à rêver d’un enfant français. Que nous aurions ensemble. Et nous en parlons : je lui dis que je veux qu’il ait ses yeux bleus, même s’il aurait préféré qu’il ait mes yeux noirs. Sur cette base, nous avons commencé à nous imaginer une vie ensemble.
Jusqu’à ce que patatras, nos différences ne viennent détruire les ponts que l’on avait réussi à créer entre nous : de façon évidente, ils n’étaient pas assez forts pour faire durer notre amour. Ou pour résister au temps. Ou même, tout simplement, pour nous donner le temps de nous découvrir l’un et l’autre. C’était trop fragile pour que je ne voie pas en lui tout ce qui faisait qu’il était un Français et moi une Syrienne – deux êtres aux histoires trop différentes. Et c’est à ce moment-là que mon histoire a commencé à changer.
Je n’étais pas encore prête pour accepter que ce qui était en train de se passer, c’est-à-dire ma vie en France, ma relation amoureuse avec un Français, pouvait devenir une sorte de réalité concrète : se construire une nouvelle vie, une nouvelle identité avec une nouvelle personne. J’ai eu des remords. Un sentiment d’abandon de qui j’étais. Et tout cela m’a fait terriblement peur. Et j’ai été incapable de lui en parler sans que je sache, aujourd’hui encore, si c’était un problème civilisationnel ou juste ma maîtrise trop imparfaite de la langue française.
Et le pire, c’est que je crois c’était la même chose de son côté. On n’était pas d’accord – et notre vie rêvée s’est écroulée sur elle-même. Maintenant, j’essaie de me persuader que, peut-être, quelqu’un va faire irruption dans ma vie, et qu’il va me donner son nom de famille – français pourquoi pas – et plus seulement de la souffrance et le sentiment que je suis une étrangère.
Ne pas avoir de famille
C’est pour cela que Pierre-Claver a été si important : parce que dans cette petite maison, il y a un très, très grand amour. On s’aime. On peut se sentir. On se soutient. On fait attention aux uns et aux autres, comme une famille : on mange ensemble, on rit ensemble, parfois, on pleure ensemble. Et surtout, on peut comprendre ce qui se passe derrière le regard de l’autre. Et on sait quoi en faire.
Et puis, pour nous aider, heureusement, nous ne sommes pas seuls. Ayyam Sureau par exemple. C’est la directrice de l’association Pierre-Claver. Ce qui fonde son humanité, c’est qu’elle n’accepte jamais de voir quelqu’un dans le besoin et de ne pas l’aider directement. Ou de tout faire pour lui. Elle est convaincue qu’en tant qu’étranger, nous avons des droits et que nous devons les revendiquer. Et ce, à la fois auprès de la société et auprès du gouvernement. Elle croit en nous et c’est une des rares personnes que j’ai rencontrées qui accepte d’écouter nos problèmes et nos tristesses, et qui nous aide à y faire face.
Vivre une vie double, personne ne peut imaginer ce que cela signifie – sauf peut-être les schizophrènes. Parce que c’est cela que l’on vit puisque nous laissons notre pays derrière nous, forcément. Et puis il y a une guerre dans notre pays. La famille dans laquelle nous vivions est en train de mourir. Et tous nos amis. Quand ils ne sont pas en prison. Et l’on ne sait rien d’eux. On sait seulement qu’ils n’ont rien à manger.
Et tout à coup, je me souviens que je n’ai pas de famille. Même si, depuis quelque temps, j’ai réussi à avoir une vie normale. Normale ? Normale. Et pourtant, j’ai profondément changé depuis que j’ai quitté la Syrie. Je ne suis plus la même mais, au moins, dans les yeux des gens que je côtoie, j’arrive à croire que je suis normale : je fais mes devoirs et je n’arrive pas à me pardonner si je fais une erreur ; je mange et je dors dans des conditions plus que décentes ; je vais même à l’Opéra, je lis des livres, je vais parfois au cinéma. Et pourtant, tout cela, ce n’est pas ma réalité. Comment voulez-vous que cela le soit alors que la chair de ma chair meurt affamée dans des prisons et que moi, je suis saine et sauve ?
Malgré tout cela, même si j’aurais préféré rester vivre dans une Syrie pacifiée, même si j’aurais préféré être une simple touriste ici en France, j’ai quand même des demandes importantes à faire au gouvernement et à la société française :
1. Donnez-nous des papiers. Et vite. Car nous ne supportons pas d’être présents sur le sol français de façon illégale. Nous aspirons à autre chose que la crainte perpétuelle de la police et l’impossibilité de se construire.
2. Ouvrez les yeux et regarder les gens qu’il y a autour de vous. Quand quelqu’un a l’air de crever dans la rue, s’il vous plaît, allez l’aider.
3. Vous êtes profondément racistes. Ne le soyez plus.
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