Collage

C’est une affiche grand format dans le métro, l’image d’un couple « Peace & Love », lui torse nu, elle longs cheveux à la Joan Baez. Texte: « Pas d’engagement, la liberté totale « Entrée libre SFR » aurait fait rêver vos parents ». Le tout constitue une publicité pour un téléphone portable. On a bien sûr, là, tout de suite, dans le métro, quelque mal à imaginer ces deux personnages plutôt relâchés sortant de leur sac de toile ramené de Kathmandou le petit parallélépipède de plastique noir pour téléphoner à Crumb la bonne nouvelle: « Remercie avec nous monsieur Bouygues, nous sommes enfin libres ! TO – TA – LE – MENT !  » Et de se rouler de joie ensemble dans la boue grasse de Woodstock. Sans pour autant lâcher le précieux objet. L’image n’est qu’anachronique. Bête comme une  » bonne idée « . Mais le texte, lui, est faux. Une enquête du journal le Monde rappelait il y a peu que c’est aujourd’hui la non-possession d’un téléphone portable qui est signe de liberté. Seuls les dirigeants ou les hauts cadres, dans les entreprises, ont le droit de ne pas avoir de portable. Ou du moins de ne pas communiquer leur numéro. Les exécutants, eux, en sont munis d’autorité, qu’ils en aient ou non exprimé le désir. Ils doivent être joignables à tout moment par leur chef. Avec cette délicate touche supplémentaire de sadisme directorial: seuls ces chefs possèdent le numéro de code qui permet d’accéder au poste du subordonné. Ainsi, un camionneur ne pourra, de son portable, appeler sa femme, non plus qu’elle ne pourra, elle, lui téléphoner, car si elle disposait du code, elle pourrait, par ses bavardages intempestifs, encombrer la ligne au moment même où le patron a besoin d’engueuler le fainéant qui roule trop lentement et lui fait perdre de l’argent. »Wouaah ! » comme auraient dit papa et maman Woodstock. Autre histoire de télécommunications: I.est algérien. Il a longtemps vécu en France où il a eu un enfant, puis s’est séparé de la mère de son fils. Il est retourné en Algérie voici deux ans. Il a vieilli, son fils a grandi. La crainte du père, revenant ces jours derniers à Paris, était que ce grand garçon ne le reconnaisse pas. Ou du moins que le temps de la re-connaisance soit plus ou moins long. » Pas du tout, dit-il, ce fut comme si nous nous étions quittés la veille. Il est vrai que nous nous téléphonions souvent, qu’il ne se passait pratiquement pas de jour sans que nous échangions des faxes. Il m’envoyait des dessins, des nouvelles. J’écrivais pour lui de petits poèmes. Et je recevais ça à l’instant même où lui le glissait dans le télécopieur, chez sa mère. C’était un contact extraordinaire que de voir monter sur le papier de mon appareil une image qu’il avait faite pour moi. Il y avait aussi de cela pour lui, j’imagine. » Ces pages échangées d’une rive à l’autre de la Méditerranée, I., qui les a toutes conservées, a commencé à les relier. Ce sera un livre, qu’il offrira à son fils pour son quatorzième anniversaire. Bientôt. Sans doute papa et maman Woodstock auraient aimé cette histoire.

C’est un livre qui porte en sous-titre  » Récit « . Et c’est bien de cela qu’il s’agit: le pas à pas d’une enquête menée des mois durant pour retrouver une jeune femme qui, dans un film en un seul plan, tourné en mai 1968 par des élèves de l’IDHEC, le jour de la reprise du travail aux usines Wonder, crie qu’elle  » y foutra plus les pieds dans cette taule « . Point de départ de cette enquête, ce court métrage de 1968 souvent vu depuis, sorte de prototype de ce qui pouvait se faire alors de plus urgent, caméra à l’épaule, allait donner naissance, près de trente ans plus tard, à un autre film. Ceux qui l’ont vu auront reconnu là Reprise, de Hervé Le Roux, sorti au printemps dernier. Donc, Reprise le livre (Calmann-Lévy), après le film. La même histoire, et tout autre pourtant. D’abord parce que, plus encore qu’au cinéma où il était l’enquêteur, Hervé Le Roux se met en scène lui-même. Et en question. Par honnêteté. Comment le film (celui de 1968 aussi bien que celui qu’il allait réaliser) est arrivé à lui. Comment il s’est imposé: dans son architecture, son écriture. Ainsi, d’entrée, les  » raconte « -t-il plusieurs fois, ces images d’hier: l’attitude de chacun des personnages autour de la jeune femme, ses bras croisés, à elle, sur sa blouse blanche, et jusqu’à sa coiffure « tellement nouvelle vague », le contremaître appelant  » le personnel de chez Wonder à rentrer tranquillement ». Une revue de détail, le film comme défilant image par image, avec ce que cela peut évidemment impliquer de myopie. Et puis…et puis, ajoute-t-il: « Voilà ce que j’ai vu. Après, seulement après, j’ai vu le reste. Cette extraordinaire concentration, sur quelques mètres carrés de trottoir, de tous les personnages du petit théâtre de 68. La jeune ouvrière révoltée qui parle avec ses tripes, les militants de la CGT qui appellent à la reprise, le jeune gauchiste de service qui dit qu’ » on n’a rien gagné « … » Le mot est lâché: théâtre. C’est donc une fiction qui va se bâtir. Pas un  » document  » sur  » 68 et après  » ou  » Que sont-ils devenus ?  » Non. Une fiction, des personnages, des situations qui paraissent inventés au fur et à mesure que le réalisateur les retrouve et que progresse l’action. Un film, quoi, joué par des gens qui, depuis le jour où des étudiants de l’IDHEC les ont saisis à la porte d’une usine, ont eu toute une vie. Une histoire. Et l’on voit mieux, à lire ce livre passionnant comme un  » polar  » où s’inscrivent les enthousiasmes et les découragements de la petite équipe qu’avait réunie autour de lui Hervé Le Roux, ce qui fait le prix de ce film: le respect de l’autre. Respect dans la lucidité. Ainsi, du témoignage de  » mademoiselle Marguerite  » ouvrière chez Wonder montée dans la hiérarchie jusqu’à être nommée chef d’atelier et passablement contradictoire dans son discours, Hervé Le Roux explique que, s’il a tout gardé, y compris des propos passablement racistes, c’est  » pour la compréhension du personnage de victime [qu’elle] s’est constitué « . » Mais peut-être, ajoute-t-il aussitôt, m’objectera-t-on que cette perception des choses n’est qu’une forme extrême de mon désir de sauver chaque personnage du film « . Forme extrême peut-être, mais il reste que c’est bien là ce qui fonde la démarche du cinéaste. Il est tout de même assez extraordinaire que ce film, qui part d’un moment paroxystique de tension (l’affrontement entre la maîtrise, donc la direction et les ouvrières, entre les cégétistes et les gauchistes, entre ceux qui pensent qu’il faut rentrer et ceux qui veulent continuer la grève), tension que porte en elle la jeune femme dans tout son corps et sur son visage, que ce film donc, voulu au départ comme un acte d’amour envers cette révoltée et sa révolte, laisse chacun des protagonistes s’exprimer jusqu’au bout. Le réalisateur n’est pas avec l’un contre l’autre. Le film, comme le disait Serge Daney de ceux qu’il aimait, laisse à chacun des personnages sa chance. Question de respect, mais aussi de tendresse. » Çccedil;a peut paraître un peu bêta mais, après tout ce qu’elle m’a raconté sur Wonder, je suis bien content de les retrouver là, avec leurs deux fils, leur jolie petite maison, la balancelle, le jardin, l’été. Bien dans leurs tongues. Nous en faisons un gros plan, qu’on mettra exprès dans le film. C’est court, un peu chorégraphique, un peu lubitschien, ils croisent et décroisent leurs jambes nues, juste au moment où ils parlent de leur rencontre, c’est à la fois un peu charnel et très pudique « , écrit Hervé Le Roux d’Yvette, ancienne ouvrière chez Wonder et de son mari, qui se sont rencontrés à l’Union locale CGT de Saint-Ouen, pendant les  » événements « . On s’arrêtera là. Peut-être ça donnera envie à quelqu’un d’acheter le coffret de deux vidéocassettes du film qui vient d’être édité.

1. Frédéric Maurin, Robert Wilson, le temps pour voir, l’espace pour écouter, éditions Actes Sud/Académie expérimentale des théâtres.

2. Son analyse de la Maladie de la mort de Marguerite Duras mise en scène par Robert Wilson in Universalia 1998.

3. Propos recueillis par Frédérique Meichler, l’Alsace, 14 mars 1998.

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *