Littérature

Avec des contributions de Max Gallo, Bernard Landry, Joël Schmidt, Michel Besnier, Michel Braudeau, Arnaud Guillon, Yves Berger

De plus en plus nombreux, les écrivains, dans leurs romans, font référence à l’Histoire, en particulier l’Histoire contem- poraine. Comment l’écrivain combine-t-il l’Histoire et la fiction ? Comment lui-même se situe-t-il par rapport à l’Histoire ? Quelle est la part de l’imaginaire et celle de la réalité ? Chaque écrivain a une vision originale de l’ » utilisation  » de l’Histoire, mais il est un point sur lequel tous sont d’accord: le terme  » roman historique  » ne correspond absolument pas à la manière dont ils  » travaillent  » l’Histoire. Le roman historique se rapporte à un genre défini, déjà ancien… Il faudrait un mot nouveau. Un mot pour signifier une liberté de manipulation historique typiquement moderne, un rapport personnalisé à l’Histoire. Toutes les libertés, les audaces sont admises, du respect méticuleux des faits et des dates à la projection ultime dans le futur, en jouant avec le passé, ou en déréglant le temps… Est-ce parce que nous vivons une fin de siècle, au seuil d’un prochain millénaire, que notre Histoire, proche ou lointaine, resurgit avec une intensité, une sorte d’urgence particulières ? Il semble qu’il faille jeter un dernier regard en arrière pour assurer nos forces, nos certitudes et nos repères avant de s’engouffrer dans l’inconnu. Rencontres avec Max Gallo, Bernard Landry, Joël Schmidt, Michel Besnier, Michel Braudeau, Arnaud Guillon, Yves Berger

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Max Gallo:**  » l’Histoire est une matière première  »

 » Je considère l’Histoire comme une matière première. Je l’utilise avec un grand respect, comme un historien, mais j’utilise aussi mon imaginaire (j’entends par cela aussi bien mon imagination intellectuelle que ma sensibilité) pour « pétri  » la matière historique. Quand je fais « mon » Napoléon (4 tomes, Robert-Laffont, 1997, NDLR), fondé sur d’innombrables lectures (personne ne peut contester un détail historique) ce n’est pas pour moi un livre d’Histoire, ni un roman historique (je rejette absolument ce concept), c’est autre chose qui reste à définir, qu’on pourrait appeler un « roman d’Histoire »… A partir de la manière historique, je formule des hypothèses. Le roman, c’est le genre de l’hypothèse. Mon projet, c’est toujours de savoir comment les événements, les individus « fonctionnent ». L’écriture est essentielle. Elle suppose au départ deux choses. D’abord une information, qui repose sur la connaissance historique (il faut s’imprégner de tous les livres, textes, documents, etc.), et après cette immersion dans la matière historique, il y a l’investissement de la personnalité, du « métier » d’écrivain. L’écriture, pour moi, est un engagement dans la matière historique, elle est mouvement, vitesse, tension. Je suis pour une écriture obsessionnelle, pour la mise en obsession de l’auteur par son personnage. Pendant toute une période de ma vie, j’ai écrit, surplombé par une forme de « politiquement correct ». Maintenant, je ne me pose plus la question du bien et du mal, j’ai abandonné tous les sur-moi et tous les présupposés idéologiques. J’essaie de recomposer la vie de l’Histoire, je suis totalement dans le  » fonctionnement ». Au lecteur, s’il le désire, de se poser des questions devant les éléments donnés… » M. G

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Bernard Landry :**  » Pour comprendre le début du XXe siècle, il faut lire Proust « .

 » Il faut considérer l’Histoire sous deux angles, l’Histoire passée et celle qui est en train de se faire. Il y a en ce moment sept milliards de gens qui sont en train de faire l’Histoire. L’écrivain a son rôle à jouer dans cette Histoire. D’autant que les petites histoires, les romans qu’il invente, il les crée à partir de la réalité qu’il vit. On n’imagine rien à partir de rien… Plus tard, viendront les historiens qui travailleront sur des documents, consulteront des statistiques, étudieront des journaux, fouilleront dans les poubelles. Mais ils ne rendront vraiment compte de l’Histoire que s’ils lisent les écrivains. Si l’on veut comprendre le XVIIe siècle, il faut lire Mme de La Fayette. Si l’on veut connaître le début du XXe siècle, il faut lire Proust. Le rapport de l’écrivain avec l’Histoire déjà faite est compliqué. Il voit forcément le Moyen Age ou la Révolution avec le point de vue, les perspectives de son époque (c’est encore plus vrai pour le cinéma, on devine facilement la date de tournage d’une reconstitution historique). Et puis, il sait, lui, ce que les choses sont devenues, en fait il triche, il a déjà  » vu le film « . Il y a heureusement dans l’Histoire des  » trous  » et une foule de personnages secondaires auxquels il est arrivé des choses que l’Histoire n’a pas retenues… Un régal pour le romancier qui va pouvoir donner une vision a-chronologique du personnage, apporter un point de vue personnalisé… Pour l’Histoire d’aujourd’hui, on risque de n’attacher aucune importance à un événement qui, dans trente ou cinquante ans, se révélera essentiel… A la fin du siècle dernier, quand un petit douanier autrichien fait l’amour à sa femme près de la frontière bavaroise, c’est un événement auquel personne n’attache d’importance, et qui aura pourtant plus tard une foutue importance, il a donné naissance à Hitler ! Qui peut savoir ce qui adviendra du présent ? Quand on écrit l’Histoire du futur, comme je l’ai fait avec le Dernier Ecrivain (Messidor, NDLR), c’est beaucoup plus simple, il faut inventer à partir de la réalité actuelle. Dans mon roman qui se déroule en 2 050, j’ai inventé une langue avec des détériorations de notre langue d’aujourd’hui, que j’ai poussée plus loin. Cela représente un gros travail d’écriture. Dans mon dernier roman l’Ile molle (le Temps des Cerises,1996, NDLR), je fais l’historique, parodique, imaginaire, de l’île qui commence au Ve siècle. Les habitants parlent en « mollo insulaire », tout est en mollo insulaire, les noms des plantes, des animaux, les recettes de cuisine, etc. L’écriture, c’est l’âme du récit. L’Histoire et l’anecdote ne prennent de sens que par le récit qu’on en fait. » B. L.

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Joël Schmidt :**  » Comme l’architecte réutilise les matériaux  »

Historien de formation, vous avez publié en trente ans une vingtaine d’ouvrages, des livres d’Histoire, des romans historiques, et des romans  » littéraires  » qui tous se réfèrent à une période de l’histoire. Quels liens établissez-vous entre ces trois genres ?

Joël Schmidt : Passer de l’Histoire à la fiction et de la fiction à l’Histoire est pour moi une nécessité. J’ai besoin d’être dans le réel avec l’Histoire, et j’ai besoin de m’évader, de rêver. Alors je m’en vais vers le roman, un roman peu prisé en France, le roman fantastique, symbolique, emblématique. Si, en tant qu’historien, je suis extrêmement rigoureux et sérieux, en tant que romancier, je me plais à jongler avec l’Histoire. Dans mes romans, complètement transformée, elle devient un jeu imaginaire. Je me sers d’un matériau historique pour créer une nouvelle fiction. C’est ce qu’on appelle en architecture – par exemple quand on utilise des colonnes antiques pour en faire des colonnes d’église – le  » réemploi « .

Par exemple ?

J. S.: Aucun de mes romans dits fantastiques ne fait exclusion de l’Histoire. Ainsi Casino des Brumes (Albin Michel, 1978), se situe dans une ville d’eau qui est en fait Vichy. Je me sers de ce lieu historique pour créer une ville imaginaire, je respecte la topographie, les galeries, les résonances romaines, etc.mais il s’y passe des choses extravagantes et le lecteur ne reconnaît pas Vichy… Dans mon premier roman, le Fleuve des morts (Julliard, NDLR), on voit le personnage principal, enfant, adolescent, adulte, vivre dans un château historique en Corrèze (cela, c’est autobiographique) une histoire où le XXe siècle répond en écho au XIXe, avec un descendant d’un personnage du XIXe siècle. La Révolution française, aussi, est intégrée au château de mes grands-parents… Je joue…

Vous jouez si bien qu’il arrive, comme dans Allemagne, j’écris ton nom, que vous la devanciez…

J. S.: Ah, ce qui s’est passé alors est extraordinaire ! Dans ce roman, publié en janvier 1990 par Albin Michel, j’ai introduit prophétiquement la chute du mur de Berlin… On a cru que j’avais écrit le livre précipitamment en trois mois, juste après la chute du mur, alors que je l’avais achevé en 1989, quand il n’était pas question que le mur s’écroulât ! Or, dans mon roman, le mur s’écroule, et un homme et une femme qui se trouvaient séparés par ce mur se retrouvent et reprennent leur amour interrompu le 13 août 1961… On dit souvent que les romanciers inventent la réalité, cette fois j’ai inventé une réalité qui s’est effectivement produite.

Comment vous situez-vous personnellement devant l’Histoire ?

J. S.: Je ne fais pas de grande différence entre ma propre histoire et l’Histoire. Cela a l’air très prétentieux, mais mon goût de l’Histoire m’est venu de ma propre famille, avec elle, j’ai été baigné très tôt dans l’Histoire… Mon grand-père paternel, que j’ai connu, né en 1863, mort en 1945, avait lui-même connu son grand-père né en 1804, qui avait vu Napoléon au siège de Mayence… On dit que comprendre l’Histoire, c’est comprendre le temps, j’ai très vite compris le temps à travers les générations, et l’Histoire du temps à travers l’histoire de ma famille. C’est ainsi que ma passion de l’Histoire est venue très tôt.

Comment fonctionne l’écriture dans la fiction ?

J. S.: Quand j’écris mes romans, j’échappe au style rigoureux, universitaire de l’historien. Je suis dans un style poétique, lyrique… Mais lyrisme et Histoire ne sont pas incompatibles, voyez Michelet, sa façon de transcender l’Histoire… Le roman historique me permet d’allier les deux écritures. Dans les mémoires de Constantin le Grand ou de Clovis, je me glisse dans les personnages, c’est une manière, aussi, pour son écriture, de rentrer dans l’Histoire… Le rêve d’un écrivain, c’est de lutter contre le temps, contre la mort, pour s’inscrire dans l’Histoire de son temps, et peut-être aussi du futur… On pourra se servir de nous.n

Propos recueillis par S. B.

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Michel Besnier :**  » L’Histoire est une leçon d’irrespect  »

Pourquoi vous intéressez-vous à l’Histoire ?

Michel Besnier : Pour de mauvaises raisons, la nostalgie, la rétromanie, c’est une manière de fuir le présent, mais mon plaisir est immense: en ouvrant une revue du XIXe siècle, je suis heureux.

Comment expliquez-vous cela ?

M. B.: Il y a tout ce qui relève de la poésie de la désuétude, les costumes, le langage, etc.mais il y a aussi des raisons plus positives, je crois qu’on ne peut pas maîtriser le présent si on ne maîtrise pas l’Histoire… Une bonne partie de nos problèmes politiques proviennent de cette faille.

Dans vos romans, l’Histoire, en rappels, s’inscrit dans un présent…

M. B.: Oui. J’essaie de mêler le présent et le passé, ou un présent et un passé. Dans le Bateau de mariage (le Seuil,1988, NDLR), Clément chez les calmistes (le Seuil,1991, NDLR) et la Roseraie (Fayard,1997, NDLR), il y a un présent, et un double fond, le passé. Le personnage principal veut connaître ce passé, soit parce que c’est un tabou, soit par pur besoin de connaissance, soit tout simplement par plaisir. Un seul de mes romans est  » plat « , c’est Casser (le Seuil,1994). Ce qui m’amuse, c’est de mêler la fiction et l’Histoire. Dans Clément chez les calmistes, Georges Valois a bien existé. C’était un personnage étrange, anarchiste, puis à l’Action française tout en étant à la CGT, il a fondé le premier parti fasciste français, le Faisceau… Plus tard, il est revenu à gauche, il a été le premier éditeur de Mendès-France…et il est mort dans le camp de concentration de Bergen-Belsen. Personne, en lisant ce roman, n’a reconnu le personnage, on l’a pris pour un personnage de fiction, alors que ce que j’en dis est vrai historiquement. Ainsi, sur le plan du récit, l’Histoire ressemble aux histoires, et réciproquement… On peut considérer aussi que l’Histoire est faite de mythes qui nous ont abusés.

Quelles époques avez-vous choisies ?

M. B.: Dans le Bateau de mariage, j’étais obsédé par la période du pétainisme pour des raisons évidentes. Dans Clément chez les calmistes, je fais un retour aux années vingt, pour ce qui est de la fondation de la communauté… Dans la Roseraie, il s’agit de la fin du XIXe siècle, une époque que j’adore, sur le plan de la rêverie…

Avec ce dernier roman, on replonge exactement cent ans en arrière, avec des sortes d’ » injections  » du passé…

M. B.: Oui, je voulais un va-et-vient constant. Mon personnage, qui se désintéresse de son époque – la nôtre – trouve un refuge dans ce passé, c’est une nostalgie  » au carré « : la nostalgie d’une période qui est elle-même profondément nostalgique. Et puis, il y a, pour lui, l’intérêt de relativiser l’histoire présente. Nous vivons aujourd’hui dans l’hystérie de l’historique. Tout devient  » historique « , même une défaite du Paris-Saint-Germain ! Dans mon roman, au moment de l’élection de Chirac, qui semble évidemment un événement très important quand on le vit, mon personnage, lui, retourne cent ans en arrière, et il vit l’assassinat de Sadi Carnot que tout le monde a ou-blié… C’est une leçon d’irrespect, l’Histoire ! Les morts nous apprennent à moins respecter les vivants !

Même Casser est un moment d’Histoire…

M. B.: Le détour par l’Histoire présente l’avantage d’une distanciation brechtienne. Si je situe Casser en 1956, ce n’est pas pour faire un roman historique, j’aurais fait un roman réaliste au premier degré et ce réalisme-là est souvent une illusion de réalisme. On voit l’apparence des choses, on ne voit pas les mécanismes. Ce sont les mécanismes qui sont importants.

Dans vos romans à venir, retrouvera-t-on cette dimension historique ?

M. B.: Oui, mais ce ne seront pas des romans historiques… Ces romans, je les appellerais plutôt de l’Histoire onirique.n

Propos recueillis par S. B.

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Michel Braudeau :**  » L’air du temps, quelque chose d’impalpable  »

 » Avec Esprit de Mai (Gallimard,1995, NDLR), je n’ai pas voulu faire une oeuvre d’historien, ni raconter mon mois de mai. Il s’agit de la nostalgie du mois de mai, une nostalgie à l’état pur. C’est l’histoire d’un personnage qui essaie d’apprivoiser l’impossible, l’air du temps, une espèce de poudre qui circule dans l’air… Pourquoi explose-t-elle, cette poudre, à ce moment-là ? Cela menace à tout moment, mais il y a un moment où ça prend. Il s’est alors passé quelque chose d’impalpable, après quoi tout le monde court, en ce trentième anniversaire de Mai-68. Avec Loin des forêts (Gallimard, 1997, NDLR), le roman est plus ambitieux. C’est un peu l’histoire du monde, toutes les époques se télescopent, il s’agit de savoir qu’est-ce qu’une fin de temps. On arrive en fin de siècle, j’évoque d’autres fins d’époque, par exemple la fin de l’Antiquité, la fin de Pompéi, la mort de Charles le Téméraire… Mon personnage, un peintre, se pose des questions de grande Histoire, il a des associations d’idées culturelles et historiques. C’est en me posant ces questions, des questions dont je n’ai pas la clé, que j’aborde le monde. Je n’ai pas de théorie, je ne suis pas un philosophe du roman, ce sont des choses que je sens  » physiquement  » autant qu’intellectuellement. L’Histoire, c’est une façon d’être relié aux autres, et aussi à son temps… On peut être amoureux de la Grèce antique, de la Rome ancienne, de la Venise de la Sérénissime République, toutes ces cultures sont mortes, pourtant elles vivent profondément en nous… Il ne faut pas être passéiste, mais il ne faut pas se masquer qu’on est fait de tout cela.. Puisque tout cela se télescope en moi, pourquoi pas sur la page ? Demain, cela n’existera plus, des niveaux seront effacés… Voilà, c’est le sens de mon évolution. Un moment, j’ai senti nécessaire d’ouvrir les portes, de faire entrer l’époque, les époques dans mes livres. Pour le dernier, tout a surgi par association libre, comme en psychanalyse. Une image en a entraîné une autre, dans l’emballement de la conscience. » M. B.

Arnaud Guillon ;  » Les petites choses du passé  »

Arnaud Guillon, à trente-quatre ans, vous publiez votre premier roman, Daisy, printemps 69, (Plon, 1998, NDLR). Pourquoi avoir choisi cette période ?

Arnaud Guillon : J’ai des souvenirs de 68 à travers les émeutes, les manifestations que j’observais, tout enfant, de l’appartement de mes parents… Mais mon propos n’était pas de faire un roman sur Mai-68. Ce n’est qu’une toile de fond où s’inscrit l’histoire du livre. Je suis très curieux du monde tel qu’il était quand je suis né.

Vous n’évoquez, d’ailleurs, aucun événement politique…

A. G.: Non, ce que je retiens de l’époque, c’est plutôt une manière d’être, de vivre, de voir les choses… Ce sont les petites choses qui permettent de recréer un climat, par exemple la longueur d’une robe, un maquillage, une manière de se coiffer, un modèle de voiture… Tout ça me fait rêver, alors que l’Histoire, pour moi, c’est une espèce de cloche qui tombe sur les choses, et qui étouffe. J’ai procédé par pointillisme, picorant à droite et à gauche. Le livre reflète ce que j’ai entendu, vu de cette époque, dans des films, sur de vieilles photographies…

Cette écriture, au premier degré, cela représente quoi ?

A. G.: Sa simplicité aide à éclaircir les situations et les personnages. L’écriture, dans ce livre, c’est la volonté d’arrêter le temps, puisque, à la fin du livre, il y a la mort et que les personnages disparaissent. Si le narrateur n’écrit pas leur histoire, il ne restera rien d’eux. Ma préoccupation depuis que je suis enfant, c’est: que deviennent les gens avec le temps ? Et quand on les a perdus de vue, que sont-ils devenus ? Ce qui est bien, alors, c’est d’inventer, de spéculer…

L’histoire est racontée vingt-huit ans plus tard, le 18 août 1996. Pourquoi ces jeux avec le temps ?

A. G.: Je suis très sensible à la manière dont on utilise le temps dans un livre. Ici, chaque « période » correspond à une « parcelle » du personnage. Si on regroupe le tout, on a le personnage entier… J’ai une conception de l’Histoire très distanciée, avec un sentiment très fort de provisoire, rien ne dure, tout passe. Ecrire, c’est essayer de récupérer quelques petites choses au passage. Je ne suis qu’un observateur qui n’a pas de prise sur les choses, ni ne cherche pas à en avoir.

Vos livres à venir ?

A. G.: Certainement des livres traités au passé, avec au moins une trentaine d’années entre la narration et le déroulement de l’histoire. Le passé est un champ ouvert, ample, où je peux circuler librement. Avec le présent, j’ai l’impression d’être collé contre un mur, de ne pas avoir d’espace. Pour bien avoir les choses, il faut laisser passer du temps… Et puis, je ne vois rien dans l’époque d’aujourd’hui qui pourrait m’inspirer.n

Propos recueillis par S. B.

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Yves Berger :**  » La haine du Temps  »

 » La citation de Novalis qui figure en exergue de mon dernier roman paru le Monde après la pluie (Grasset,1998, NDLR) explicite une intuition que j’ai depuis longtemps, à savoir que, si le monde était parfait, les romans, la littérature n’existeraient pas. » Les romans naissent des faillites de l’Histoire « , dit Novalis. Je pense que l’oeuvre d’art, c’est la correction du monde failli. Avec ce roman, j’ai pris une conscience aiguë de ce qui m’occupe de façon fondamentale, et qui est le temps. L’Histoire, c’est ce qui permet de diviser le temps, de le mesurer, de l’évoquer. Le temps ne se laisse pas appréhender. Dans mon premier roman, le Sud (Grasset,1962, NDLR), un homme, dans le sud de la France en 1960, essaie d’élever ses enfants comme s’ils vivaient en Virginie un peu avant la guerre de Sécession. Il essaie de faire, lui, ce qui est interdit à la condition humaine, qui est la plus grande fatalité, avec la mort, et qui est lié à la mort: remonter dans le temps, revenir en arrière. La pente fatale de la condition humaine, sa fatalité, c’est toujours d’aller de l’amont vers l’aval, c’est-à-dire d’aller de la naissance vers la mort. Ce père, mené par son désir fou, prométhéen, essaie d’élever ses enfants  » en arrière « , comme s’il pouvait remonter le temps. L’homme est le prédateur par excellence. Devant les forêts éradiquées, les espaces humides amoindris, le désert qui s’étend, les espèces animales et végétales qui disparaissent, bref, devant ce véritable assassinat du monde, je suis porté à inventer un monde, je fabrique des paradis. Pour moi, le paradis est un endroit où le temps ne passe pas, ce serait l’Eternité. Mais quand on écrit, on ne peut pas faire que le temps n’existe pas, les personnages, alors, ne sont pas crédibles. Dans Immobile dans le courant du Fleuve (Grasset, 1994, NDLR) le temps, je l’ai réduit, presque escamoté. Dans le Monde après la pluie, le temps est complètement disloqué… Je hais le temps qui passe. Le temps, c’est le Mal, c’est le péché capital, c’est lui qui fait la déchéance et la mort. Dans ce dernier roman, je fais commencer le mal au néolithique. Je soutiens une thèse arbitraire, mais un roman n’a pas à être vrai par rapport à l’Histoire, un roman doit être vrai par rapport à son histoire, à lui-même. Cependant, dans tout ce que j’écris, il y a toujours certains fondements historiques. Ainsi, c’est au néolithique qu’ont été inventées deux pratiques qui vont bouleverser le monde jusqu’à nous: l’agriculture et l’élevage, lesquelles, atteignant des développements incroyables, vont provoquer le mal de la surpopulation. Dans le Monde après la pluie, j’ai imaginé la fin du monde, j’anéantis toute la population, à l’exception de huit personnages qui font le roman. L’écriture, la langue plutôt, c’est quelque chose de malléable, on ne peut pas la prendre, elle est pareille à l’eau, pareille au temps. Cette malléabilité permet d’exprimer des choses concrètes, de décrire le monde, ou un univers intérieur. Je suis arrivé à un tournant. Le temps sera toujours au centre de ce que j’écris, mais je ne sais si j’utiliserai encore l’Amérique dans mes livres… Je fais des livres parce que le temps m’oppresse. Ces livres rejoignent la vie en se résignant au temps, à la mort. Je n’aurais certainement pas pu écrire le Monde après la pluie à vingt ou trente ans, car, alors, on a l’illusion de l’éternité. C’est pourquoi ce livre est un livre noir. » Y. B.

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