Premier épisode de notre chronique des élections américaines : si Hillary Clinton a été donnée largement gagnante du débat avec Donald Trump, il est probable que les électeurs de ce dernier n’en auront cure…
Disons-le d’emblée, le titre de mon article est aussi ridicule que d’écrire l’inverse. Contrairement à ce que semblent affirmer à l’unisson la quasi entièreté des médias et la majeure partie de la blogotwittosphère lisible, je ne crois pas que l’on puisse « remporter » un débat télévisé comme on pourrait remporter un duel d’escrime ou une partie de backgammon : ce n’est pas parce que, sur les dix moments-clefs de la soirée (comprendre « les dix répliques les plus agressives »), tous ont été ponctués par un bon mot de Clinton et que l’on a cru intelligent de faire arbitrer les touches, les mouches et les piques de l’un comme de l’autre par un fact-checking continu, que l’issue peut être résumée de manière aussi nette et tranchée. Au contraire même.
Favorite vs bouffon agressif
Alors certes, pour ce premier débat présidentiel, c’était Clinton qui était la favorite évidente : plus habituée à ce type d’exercice, elle essaie, depuis le début de la campagne, de capitaliser sur son expérience et sa capacité à se projeter raisonnablement dans la gouvernance. Et face au bouffon-agressif-milliardaire-star-de-la-téléréalité-qui-a-soixante-dix-ans-et-qui-pète-tout-le-temps-des-plombs, le contraste n’est pas très compliqué à surligner. D’autant qu’il faut se rappeler que le brave Trump n’a aucune expérience du tout dans les débats en face-à-face.
Certes aussi, lorsque j’ai regardé le débat, l’indéniable supériorité de Clinton est allée croissant au fur et à mesure des quatre-vingt-dix minutes du débat, prouvant par là-même et par le menu qu’elle est déjà imprégnée par l’esprit présidentiel et les responsabilités qui vont lui incomber. De l’autre côté du plateau, l’image d’un Trump perdu dans un délire d’illogismes et d’agressions mal-senties n’en était que plus éclatante.
La conclusion, on la connaît tous puisqu’elle a fait le tour des médias mondiaux : Clinton a gagné, Trump a perdu. Tous les éditorialistes y sont allés de leur analyse plus ou moins pertinente, plus ou moins argumentée, sur la rigueur de l’une et l’absence de consistance de l’autre. Depuis maintenant plus d’un an, les experts, les analystes et les politologues moquent sans arrêt la rhétorique décousue de Trump en prédisant toujours sa chute proche, mais, force est de constater que le citoyen lambda qui rejette de plus en plus, dans nos pays développés, les politiques traditionnelles – et leurs incarnations –, ne pense pas forcément la même chose – ni de la même façon.
Les mots les plus simples du monde
Tout d’abord, il est très probable que, sur les 84 millions de téléspectateurs qui ont regardé le débat, la plupart n’ait pas été beaucoup plus loin que les vingt ou trente premières minutes. Or il s’agit précisément des moments où Trump l’outsider a été le plus juste dans ses attaques vis-à-vis de Clinton, chantre de l’establishment. Sur les questions économiques, son protectionnisme hyper-nationaliste et profondément anti-chinois trouve souvent son fondement dans un argumentaire très maladroit, qui confine au racisme et à la xénophobie ; il est pourtant l’un des points qui trouve le plus fort écho et la plus forte adhésion au sein de la population américaine.
Étonnement, c’est à ce moment du débat que Clinton a paru le plus en porte-à-faux : attaquée sur sa promotion des marchés de libre-échange avec l’Europe et avec le Canada et le Mexique, elle s’est empêtrée dans un raisonnement économique complexe dont la conclusion, il me semble, m’apparaît relativement incertaine.
Mais le problème, ce sont surtout les mots, les concepts et les structures invoqués par Trump. Ils sont les plus simples du monde : perte de compétitivité, destructions d’emplois, augmentation des prix, déclinisme des États-Unis d’Amérique, méfiance des institutions publiques, dénonciation des milieux d’affaires. Le tout énoncé sur un ton péremptoire et avec un aplomb qui fait résonner puissamment sa rhétorique. En face, Clinton aura beau tout faire pour rivaliser d’agressivité et d’inventivité, ses évolutions seront toujours interprétées par les potentiels électeurs de Trump comme une stratégie de plus échafaudée pour conserver un pouvoir et pérenniser un système qu’ils abhorrent.
Effets inverses
Trump échappe aux grilles de lectures habituelles des analystes: c’est un phénomène nouveau, que d’aucuns appellent cygne noir, mais dont les ressorts d’adhésion ne peuvent pas se faire sur la base de la compréhension par des journalistes politiques aguerris – voire par tous ceux qui s’intéressent habituellement et traditionnellement à la politique. En témoigne l’apparition du fact-checking en continu lors du débat : arme pourtant jugée redoutable par les Démocrates pour démolir l’argumentaire absurde de Trump, il produit, dans la fachosphère, les effets inverses car elle y voit avant tout la patte d’un journalisme d’opinion qui cherche à mettre des bâtons dans les roues de celui qui les vilipende. Les journalistes apparaissent comme des forces conservatrices, en qui les citoyens ont peu confiance et dont les interventions sont donc nécessairement suspectes ; leur application à vouloir en finir avec Trump n’est qu’un argument de plus pour justifier leur méfiance.
On l’aura compris, Trump n’est pas le candidat du système – du système qui a aujourd’hui le pouvoir politique et économique à tout le moins. Il enchaîne les contrevérités, les rétropédalages et les dérapages, il met hors d’eux ceux qui réfléchissent, pensent, organisent leur pensée et tentent de comprendre avec raison le monde qui les entoure. Mais c’est précisément pour toutes les raisons qui font que je le trouve profondément stupide et insane que d’autres souhaitent voter pour lui.
Et c’est ce qui risque de s’être passé pendant ce débat : ceux qui sont susceptibles de voter pour Trump n’ont pas dû être troublés par sa contre-performance. Les plus politisés ont été rassurés par le rapport de forces largement à la faveur, selon eux, de leur candidate, ceux qui doutent ou qui s’abstiennent n’ont pas vraiment dû pouvoir se faire une idée sur un débat qui est resté beaucoup trop flou. Et les trumpistes ont sans doute eu l’occasion de renforcer leur idée majeure selon laquelle il est un candidat vraiment en dehors du système et que le jeu traditionnel de la politique américaine qu’ils conspuent empêche tout candidat outsider d’émerger. Mais ont-ils si tort ?
Une chose est certaine, la campagne est loin d’être terminée, il reste deux débats télévisés et moult meetings ; et si chacun campe sur ses positions, ses postures et son style, il est fort à parier que le résultat ne pourra que montrer le fossé grandissant qui existe aujourd’hui entre deux Amériques qui n’essaient même plus de se comprendre.


Laisser un commentaire