Musique

La première grande nuit techno à Paris a eu lieu le 11 avril dernier. La techno a maintenant droit de cité. Mais quelle est sa vraie nature ? D’où vient-elle ? Les craintes qu’elle suscite encore sont-elles justifiées ?

La techno est encore source d’une incroyable somme de malentendus. De lieux communs en images préconçues, elle aura suscité toutes sortes de commentaires, de controverses, de polémiques et, plus récemment, de convoitises lourdement commerciales. A l’examen, quelques-unes des assertions qu’on peut entendre à propos de la musique techno…

 » C’est une nouvelle musique  »

Sans remonter à la Messe pour le temps présent de Pierre Henry et aux origines de la musique électro-acoustique, ni même à certains groupes comme les Allemands Kraftwerk, qui, dès la fin des années 70, imposèrent l’ordinateur dans leurs compositions musicales, la vague techno démarre en 1989, année où l’Angleterre connut ce qu’il est convenu d’appeler « l’été de l’amour ». Une nouvelle musique, et une nouvelle drogue, l’ecstasy, envahissent tous les clubs, et principalement ceux du nord du pays, sinistré par la crise économique. Pourtant la techno n’a pas été inventée en Angleterre: c’est à Detroit, aux Etats-Unis, que, vers 1985, quelques DJ’s (Disc- jockeys), commencèrent à établir ses bases. La techno est une nouvelle musique en ce sens qu’elle est la dernière apparue, mais elle n’est en rien un épiphénomène: qu’elle ait neuf ou treize années d’existence, c’est déjà beaucoup plus que la plupart des courants musicaux des cinquante dernières années. Et si l’on tient compte des moyens de communication, et donc de saturation ou d’évolution ultra-rapide, le fait même que cette musique soit de plus en plus écoutée indique qu’elle possède encore de beaux jours devant elle.

 » C’est une mode musicale  »

Non, bien sûr. Une mode est toujours liée à un contexte social, alors que la techno est essentiellement la fille…de la technologie numérique ! C’est la raison pour laquelle la musique assistée par ordinateur existera encore très longtemps. Qu’on se rassure toutefois, la techno, qui n’est en fait que la partie la plus visible de l’iceberg, évoluera sans doute en parallèle de la musique instrumentale: si le savoir des luthiers ne se perd pas en cours de route, on jouera encore du violon et de la guitare dans un siècle. Et quitte à ce que les ordinateurs envahissent nos vies, il est plutôt encourageant de penser que les hommes essaient de les utiliser pour faire autre chose que du calcul en virgule flottante.

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 » Ce n’est pas de la musique  »

Cette assertion est au centre de toutes les polémiques. Qu’est-ce que la techno ? Qu’appelle-t-on musique en 1998 ? Le mot  » techno  » est le plus souvent employé comme un terme générique recouvrant toutes sortes de styles ou de compositions musicales. C’est un peu comme si l’on rangeait sous l’étiquette  » rock « , des artistes aussi différents qu’Elvis Presley et Céline Dion. Toutes ont cependant en commun le fait d’avoir été conçues à l’aide d’une machine. Mais celle-ci peut être utilisée de différentes façons: on peut mixer divers morceaux afin de créer une composition à part entière; on peut séquencer divers échantillons de morceaux, c’est-à-dire les enregistrer et les tourner en boucle, avant de les incruster les uns dans les autres; on peut capter un son et jouer d’un instrument qui le fera sien… Cette manière d’envisager la musique est tout à fait révolutionnaire pour nos oreilles formées à l’école classique. On juge encore aujourd’hui la qualité d’une musique à ses harmonies, sa mélodie, sa technicité instrumentale, sa capacité à émouvoir et, particulièrement en France, à la valeur littéraire de son texte. La musique techno ne peut se fondre dans ce moule et il est très malaisé de porter un jugement objectif sur cette musique qui ne correspond en rien à notre culture. Nous nous trouvons devant la situation qu’ont pu connaître les amateurs de peinture au début du siècle, lorsque les Braque, Picasso et Malévitch déboulèrent avec leur art révolutionnaire. La techno pourrait ainsi être comparée au futurisme des années 1910. Ce n’est pas une musique moderne, ce qui n’a aucun sens, c’est une musique intégrant la modernité de l’ époque, comme les futuristes italiens faisaient entrer la vitesse comme quatrième dimension picturale. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’un des groupes précurseurs de la techno a trouvé son nom dans une diatribe publiée en 1913 par Luigi Russolo: The art of noise (l’art du bruit).

 » La drogue est omniprésente dans la techno  »

Ce à quoi les organisateurs de raves s’évertuent à répondre  » mais non, pas du tout « . Nous touchons ici le point le plus sensible, et le plus médiatisé, des aspects troubles de la techno. Alors, ecstasy ou pas ecstasy ? Proportionnellement, de moins en moins, pour la bonne et simple raison que le public de la techno s’est considérablement accru ces dix dernières années, et que la très grande majorité des adolescents n’en prend pas. Mais il serait tout à fait stupide d’ignorer une réalité: dans le même laps de temps, les saisies d’ecstasy par les douanes ont copieusement augmenté. Affirmer cependant que les raves sont des lieux de perdition relève d’une certaine paranoïa. Le rock des années soixante-dix sentait autrement plus puissamment l’héroïne et, sans vraiment exagérer, le romantisme et le symbolisme du siècle dernier sont les enfants du laudanum, un dérivé opiacé. Ce qui surprend le plus les personnes qui se rendent en visiteurs dans les raves, c’est justement cette extase dans laquelle semble planer le public. C’est cela qui fait peur. En fait, l’extase est inhérente à la musique elle-même, elle en est une des composantes. Entrer dans la transe, au milieu d’un nuage de fumigène, est une façon de s’approprier cette musique. Pendant des années, les pouvoirs publics se sont clairement opposés à toute la culture techno, en interdisant les raves et en déclarant sans nuance que tout ce qui touche à cette musique représente des situations à haut risque pour la santé des jeunes. Cette attitude semble bien avoir évolué, la ministre de la Culture, Catherine Trautmann, ne s’est-elle pas rendue à une nuit rave organisée dans le cadre des  » Transmusicales  » de Rennes, en février dernier ? Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, n’a-t-il pas reçu, en janvier dernier, les associations du mouvement techno qui préparent une grande parade techno en septembre prochain dont Jack Lang a lancé l’idée dans le journal Libération du 30 octobre 1997 (1) ? Dans le même temps, ont cessé les descentes policières dans les soirées raves, parfois particulièrement musclées, qui faisaient encore la Une des journaux fin 1997. S’agit-il d’une reconnaissance quelque peu tardive alors que la techno française s’exporte de mieux en mieux ?

 » C’est une musique commerciale  »

Avant même d’être intégrée dans les moeurs, la techno était déjà récupérée. Les producteurs de films, les télévisions, les radios et la publicité emploient à plein son rythme binaire. Pourtant, même si les médias l’évacuaient, ses aficionados ne seraient pas inquiets pour autant. La techno commerciale ne représente, en effet, qu’une toute petite partie de la production, bien délimitée, puisqu’elle est vendue par les majors compagnies de disques qui ont bien compris leur intérêt. A de rares exceptions près, c’est une musique suffisamment aseptisée pour passer sur MTV ou NRJ à des heures de grande écoute. La véritable techno, c’est-à-dire la plus grosse partie de la production, reste quant à elle violemment indépendante, pressée sur le seul vinyl et anonyme, puisque seuls les DJ’s connaissent les noms des artistes. X. D.

1. Où il écrivait:  » A l’instar de tout nouveau mouvement culturel, la techno a développé ses propres codes et ses propres réseaux en dehors des structures préexistantes.Des réactions de crainte et de mépris ne se sont pas fait attendre.La peur de l’inconnu et de la nouveauté a engendré tous les fantasmes.L’intégration de la technique à l’art a suscité des interrogations et des angoisses.[…] A l’heure du multimédia et de l’Internet, la  » génération techno  » ne connaît plus de frontières culturelles ou géographiques.Ces soirées [technos] ont favorisé l’essor de toute une génération de jeunes artistes, musiciens ou créateurs de mode, acteurs de théâtre […]. »

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