Le second volume (posthume) des Ecrits pour la psychanalyse (1955-1994), de Serge Leclaire, que viennent de publier les éditions du Seuil porte en sous-titre » Diableries « . Diable, oui. Qu’il s’adresse à de savants confrères, à des infirmiers ou à des hommes politiques, qu’il écrive dans une revue ou qu’il évoque sa sulfureuse expérience de » Psy Show » à la télévision avec Pascale Breugnot, il garde la même distance ironique, vis à vis de lui-même et de l’art qu’il pratique. Il écrit ainsi: » Nous savons, quand on veut faire de l’analyse et de la » psychiatrie « , c’est-à-dire avoir une pratique avec d’autres gens, qu’il est préférable d’être un peu éclairé sur sa propre position par rapport au complexe de castration, au complexe d’OEdipe, qu’il vaut mieux aussi savoir un peu comment manier ce qui est de l’ordre de la séduction, comment on en joue ou on le reçoit. » Toute la beauté de la phrase est, on l’aura bien vu, dans ce » un peu « . Car on sait que, pour Lacan, dont Leclaire était proche, ce n’était bien sûr pas de » peu » qu’il s’agissait. Cela s’appelle élégance. L’autre charme de ce livre est que son auteur adore inventer des personnages, des situations qui vont l’accompagner dans ses plus subtiles, mine de rien, avancées théoriques. » Il nous plaît d’imaginer… » commence-t-il un paragraphe par où en quelque sorte il reprend l’analyse de » l’homme aux loups » par Freud là où ce dernier l’avait trop tôt abandonnée. Ainsi donne-t-il vie au tourmenté Iconéphore, jamais sûr de l’heure de ses rendez-vous, qui » doute parce qu’il sait » ou à Félix, » cadre supérieur et humaniste moderne » qui, avec un nom pareil aurait dû tout avoir pour être heureux, ou encore à ce touriste américain ramassé dans la rue un soir de beuverie par des » hirondelles » dont tout le monde a oublié aujourd’hui qu’il s’agissait d’agents cyclistes, et qui, huit mois plus tard, de retour à Chicago… Mais on ne va pas le raconter, il faut le lire dans le texte. Savoureux. Et qu’on ne voie surtout pas là quelque facilité de » mise à la portée de… ». Comme l’ironie à l’égard de soi-même aide à mieux entendre les autres, ces créatures de fiction permettent de mieux entendre le réel. Autre pratique du » mentir-vrai « . Cette légèreté n’est que de plume. Ce qui n’est pas un défaut: quoi de plus pesant, malgré la devinette, qu’une plume lourde ? L’exigence à l’égard de soi-même, il ne la prenait pas à la légère. » Il est à penser, écrit-il, que l’ascèse analytique doit être extrêmement rigoureuse et que c’est le type d’engagement et de pratique avec lesquels toute tricherie se paye. J’entends par là toute façon d’imputer seulement à l’autre ce qui est le coeur de son problème. » On voit que lorsqu’il fut question de » charme » à propos de ce livre, il ne pouvait s’agir de l’acception trop souvent un peu mièvre du mot.
Paradoxe: il aura fallu que Quentin Tarantino, cinéaste américain à l’écriture jusqu’ici passablement nerveuse, pour ne pas dire névrosée, reconnaisse partout la dette qu’il a vis à vis des films de la » Blaxploitation » des années soixante-dix aux Etats-Unis, genre qu’on pourrait dire hystérique, pour que, avec Jackie Brown, portrait d’une femme noire qui joue, la quarantaine passée, sa dernière carte dans une vie tumultueuse, il donne son oeuvre la plus apaisée. La plus mûre. C’est que d’abord ce film est un chant d’amour pour cette femme noire qui assume son âge et sa condition. Pour cette femme et pour cette actrice, Pamela Griers. Il n’avait en effet manqué, dans son adolescence, aucun des films dans lesquels elle jouait: Coffy, la panthère de Harlem, infirmière vengeant par le massacre des trafiquants la mort de sa soeur d’une overdose, aussi bien que Foxy Brown, lancée dans la même aventure pour sauver son petit frère. On a pu revoir, à la Cinémathèque à Paris, quelques-uns de ces films produits d’abondance dans la foulée des révoltes noires qui suivirent les émeutes de Watts en 1965 et du succès du mythique Sweet Sweetbass Baadas’s Song (1971) de Melvin van Peebles, premier film écrit, réalisé et produit par un Noir. Films étonnants qui, généralement, démarrent sur quelques flots de sang, comme les premiers de Tarantino et s’efforcent de tenir un rythme forcené, quitte à couper l’action au moment le plus frustrant par un dialogue convenu sur la pourriture des politiciens blancs ou la misère du ghetto. Films aussi réalisés à la six-quatre-deux mais qui avaient le mérite – d’où leur succès dans la communauté noire – de venger dans le rêve de la salle de cinéma toutes les frustrations quotidiennement vécues par cette communauté: voir gicler la cervelle d’un trafiquant de drogue blanc sous les balles d’une Panthère de Harlem (et si, coiffée » afro » comme Angela Davis, dont on voyait le portrait dans un autre film, elle s’appelait » panthère « , ce n’était bien sûr pas un hasard) devait bien avoir quelque vertu consolatrice. Adolescent mordu de cinéma, Quentin Tarantino avait su, lui blanc, » lire » ces films, entendre ce qu’ils disaient d’une revendication de dignité. Amoureux dans sa jeunesse de la superbe » Coffy » faisant entrer, fusil à canon scié en mains, la révolte des femmes noires (révolte contre les Blancs, mais aussi contre les machos noirs assez veules pour se glisser dans leurs trafics) dans l’histoire du cinéma, il lui rend avec Jackie Brown le bonheur qu’elle lui avait donné: un rôle à la mesure de la femme qu’elle est, intelligente et déterminée à vivre. Ce dont, du même coup, son cinéma profite. Serge Leclaire le dit » le bien-être, c’est être bien avec l’autre, les autres; et ça, ça s’invente, ça se construit « .
Apprendre à vivre avec l’autre, c’est aussi le souci de Roger Bastide, dans un livre au titre austère: Anthropologie appliquée, qu’il publia en 1971 et qui vient d’être réédité (Stock). Il avait soixante-treize ans lorsqu’il l’écrivit et devait mourir trois ans plus tard. Avec une méticulosité qui s’attache à ne rien laisser de côté, il y fait le point sur cette science qu’il avait pratiquée sa vie durant. » L’anthropologie appliquée, écrit-il dans son introduction, nous situe en pleine lutte. C’est en quoi elle constitue le chapitre le plus passionnant de l’anthropologie, mais aussi certainement le plus décevant sans doute pour un lecteur qui s’attendrait à des lendemains triomphants. Il nous pardonnera si ce livre ne lui laisse, le plus souvent, qu’un goût de cendre et de sang. » C’est qu’il est lui aussi trop exigeant et trop lucide pour ne pas voir que cette science, qui devrait consister à mieux con naître l’homme pour l’aider à mieux vivre, ne se constitua le plus souvent au pire qu’en » grande prostituée » au service de ceux qui se pensaient les maîtres du monde, au mieux en bonne conscience des mêmes. Il ne fut jamais de cette trempe-là de valets. Et il faut lire ce qu’il dit du » luso-tropicalisme » et, à l’aube des temps modernes, de » ce Portugais qui s’est multiplié partout en d’innombrables métis, de toutes les couleurs » et qui » conquit le monde, non par la Croix ou par le Glaive, mais par son sexe, en proliférant partout en Euro-Américains, Euro-Asiatiques, Euro-Africains « . Il ne faut pas oublier non plus que, faisant ses premières armes d’ethnologue au Brésil, il écrivait en 1945: » La philosophie du candomble (NDLR: religion mi-africaine mi-catholique des Noirs du Brésil) n’est pas une philosophie barbare, mais une philosophie qui n’a pas encore été déchiffrée. » Aussi poussa-t-il cette soif de déchiffrement jusqu’à vouloir renaître à un monde que ses ancêtres, protestants cévenols, n’auraient pas évoqué sans frémir: » Je devais, écrit-il en 1973, me laisser pénétrer par une culture qui n’était pas la mienne… La recherche scientifique exigeait de ma part le passage préalable par le rituel de l’initiation » (cité par Charles Beylier dans sa postface à Images du Nordeste mystique en noir et blanc, éditions Pandora). Et il faut lire, dans ce même livre, l’hommage qu’il rend aux femmes qui le préparèrent à cette initiation: » Je serai jusqu’à ma mort, dit-il, reconnaissant à toutes les mères de saint qui m’ont considéré comme leur petit enfant blanc… La connaissance de l’Afrique, elle, garde pour moi toute la saveur de cette tendresse maternelle, cette odeur des mains noires pétrisseuses, cette patience infinie dans le don de leur savoir. Suis-je resté digne d’elles ? » Il n’était pas, lui non plus, homme à tricher: cette question, on s’en apercevra lisant ce livre, sous-tend tout son travail théorique. On aimerait que la réédition de ce livre-somme donne envie à quelques-uns de découvrir ce découvreur..
Gustave Flaubert, Correspondance, tome IV (1869-1875).Edition établie par Jean Bruneau.Ed.Gallimard, » Bibliothèque de la Pléiade « , 1 504 p., 470 F
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