Sexualités

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Histoire d’une infamie Du sexe tout le monde parle. Pour en dire quoi ? Selon Jean-Claude Guillebaud, la révolution sexuelle vécue par l’Occident depuis trente-cinq ans semble en berne, se déploie en vulgate répétitive

Dans la Tyrannie du plaisir (1), vaste essai aux multiples ramifications, Jean-Claude Guillebaud tente l’inventaire d’une sexualité désormais sans repère. Faut-il voir, dans les thèses qu’il soutient, une sorte de retour du bâton ? Après la fête, on payerait donc la note ? Notre société serait-elle guettée par le ressentiment ? Ou s’agit-il d’une ruse de l’histoire avant des lendemains meilleurs ? Le livre ne le dit pas. Pourtant, depuis sa parution, de telles questions se posent ici et là.

Empoisonné plaisir

L’auteur n’a pas ménagé sa peine. Il s’attaque, en effet, à un corpus ambitieux qui emprunte autant à l’histoire qu’à l’anthropologie, à la théologie, à la philosophie politique, à la démographie, à l’économie, à la psychanalyse ou à la criminologie. Et de s’interroger. Qu’a-t-on réellement conquis ? Que faut-il rejeter ? Comment repartir sur des bases neuves ? A partir de tant de disciplines diverses, Guillebaud ouvre des pistes et refuse, avec une belle constance, tout recours à l’alternative entre liberté permissive échevelée et régression vers un moralisme nostalgique. Selon lui, nous sommes devenus schizophrènes, en croyant avoir évacué la question de l’interdit. Le plaisir à plein, la transgression transcendée n’iraient pas sans distiller un venin. Reportons-nous au titre de l’ouvrage, la Tyrannie du plaisir, donc. Cela fait explicitement référence à ce passage des Lois de Platon dans lequel une mise en garde contre Eros, ce tyran, suit de près l’éloge du plaisir, lequel, s’il constitue une bonne énergie, n’en comporte pas moins des risques, se joue de notre volonté, la dévoie. Le choix d’une telle citation, les faits rapportés et la lecture singulière qu’il produit de notre époque ont de quoi susciter, à plus d’un titre, quelque polémique, le sujet – n’est-ce pas ? – demeurant à tous sensible. Que nous dit Guillebaud ? En trois décennies, nous sommes passés de la permission à l’injonction. L’impératif  » Jouissez !  » sonne comme un mot d’ordre. Notre sexualité, impudique car clamée au grand jour, auscultée à froid par les sexologues n’est plus que hantée par l’angoisse d’un désir sur le point de s’éteindre. Le tout se double d’un paradoxe: ce  » tapage sexuel « , finement analysé, est aussitôt repris et récupéré par le marché, récupération qui prend figure de symptôme, car toute société qui perd ses cadres sociaux – il parle ici de l’évacuation de la morale sexuelle, qu’il nomme aussi  » l’interdit  » – est d’emblée reprise par l’argent comme par le droit pénal. Nous avons donc été, nous sommes, inconséquents avec  » la morale « . L’analyse de l’histoire du capitalisme, dans ses liens avec la sexualité, est magistralement menée. Tandis que, dès le XIXe siècle, le capitalisme, voulant mettre le peuple au travail, se dotait d’une panoplie de répression sexuelle, de nos jours, à l’inverse, il incite les hommes à jouir, puisque le sexe pousse dans le sens de l’intérêt marchand. Tant et si bien qu’il se mue en performance d’emblée quantifiable. On trouve, à côté de fort belles pages sur  » la mémoire perdue  » – passionnante étude richement étoffée par des documents à foison – sur la sexualité vue par l’antiquité grecque et latine, les trois religions monothéistes, la Chine ensuite, une manière hâtive et radicale d’envisager le navrant constat de ce qu’il baptise, certes sous forme interrogative,  » la corvée de plaisir « , où mille choses blessent la délicatesse. Dans certaines de ses analyses, il ne semble disserter qu’à partir de ce dénominateur trop commun que seraient les lecteurs piégés de Elle et de Marie-Claire.

Retour à la famille ?

Il y a enfin à relever la question du style. Guillebaud use d’une langue brillante, vive, emportée même, cédant parfois à l’effet, au risque de simplifier son sujet quand cela ne frise pas le verbiage. Maintes citations; l’une, de Georges Bataille, se voit par exemple double de sa pure et simple paraphrase, ce qui aplatit du coup le texte initial. Toujours à propos de Bataille, il écrit que ce dernier  » cultive la provocation en se masturbant devant le cadavre de sa mère « . Et la littérature, dans tout ça ? Néanmoins (par bonheur ?) il ne rejette pas en bloc tous les effets de la libération sexuelle, parle même en termes convaincants de ses acquis: déculpabilisation du plaisir, libération des femmes, légitimation des homosexuels, fin de la censure. Le livre se clôt sur l’idée clairement désignée de  » refaire famille « , car, d’après lui, sans revenir en arrière, d’autres formes familiales sont à inventer. Il tente de démontrer, textes anciens (grecs et romains) à l’appui, qu’une société ne peut vivre sans cellule familiale. De cette thèse, que penser ? Nous voilà loin, en tout cas, des préceptes de Gide dans les Nourritures terrestres, qui disait en substance:  » Dès qu’un lieu te ressemble quitte-le. Rien n’est plus dangereux pour toi que ta chambre (…), ta famille. » n M. S.

1. Jean-Claude Guillebaud, la Tyrannie du plaisir, Seuil, 392 p., 140 F.

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