Entretien avec Jacques Weber
Voir aussi Art, société, service public Le directeur du théâtre de Nice est passé, le temps d’un film, Don Juan, derrière la caméra. Il n’en oublie pas pour autant le théâtre et les problèmes auxquels sont confrontés les centres dramatiques nationaux.
La décentralisation théâtrale a-t-elle encore un sens aujourd’hui ?
Jacques Weber : S’il n’y avait pas de lieux subventionnés, répartis en Scènes nationales, Centres dramatiques ou Théâtres nationaux, il n’y aurait aucune possibilité de montrer d’autres spectacles que ceux proposés par des » tourneurs » privés, par le biais des théâtres municipaux. Quand on sait que ces tourneurs sont » condamnés » à faire des recettes importantes, étant donné le prix d’achat des grands spectacles, on sait exactement à quoi il faudrait s’attendre. Quels que soient les changements intervenus depuis les années 70, la décentralisation a un sens. Elle signifie qu’un Centre dramatique ou une Scène nationale, quel que soit son budget, est en mesure de présenter des spectacles de grande qualité, et sur un nombre de représentations conséquent. Il y a bien sûr des imperfections. On est pris dans ce grand écart entre un budget en équilibre et la création. C’est, très souvent, antinomique. On peut essayer de réduire ce grand écart par une politique de grand service public. C’est ce que nous essayons de faire au théâtre de Nice. Ou bien, il faut prendre des risques en vouant le théâtre à une recherche de publics et d’auteurs. Mais ce n’est possible que lorsqu’il y a plusieurs théâtres dans la ville. C’est évidemment le cas à Paris ou Marseille. Mais, dans de nombreux endroits, ce n’est pas le cas. On assiste alors à une espèce de désertion d’un grand lieu qui possède des moyens importants mais un public restreint. Il faut trouver des idées pour reconquérir un certain public et notamment par une politique de tarification différente. Et retrouver un système de conversation entre le public et le théâtre pour que les gens puissent, d’eux-mêmes, redevenir curieux de théâtre. Au fond, c’est le vrai problème. Il y a des projets utopiques formidables, comme ceux de StanislasNordey à Saint-Denis. L’utopie est une bonne chose parce qu’elle réveille mais elle est dangereuse parce qu’elle s’éteint très vite. La réflexion n’appartient pas qu’aux structures en place. Elle appartient d’abord à la mentalité et aux rapports sociologiques qu’entretiennent les premiers intervenants dans le monde du spectacle, c’est-à-dire les acteurs. En Angleterre, un acteur de renom gagne en un mois ce qu’un acteur de renom gagne en deux ou trois jours à Paris. Lorsqu’on a besoin d’une vedette dans un théâtre subventionné, pour monter un spectacle, assurer un certain nombre de représentations, avec des frais et une fréquentation importante pour une tournée, ce comédien va » coûter » extrêmement cher. Et comme il y a une sécurité de l’emploi, différente de celle existant en Angleterre, le prix moyen des acteurs est extrêmement élevé. De là, le prix des autres intervenants. Il y a eu des phénomènes très pervers au moment du doublement des subventions en 1981. On a très sensiblement augmenté le nombre des représentations, on a augmenté le nombre des créations. Mais on a surtout considérablement augmenté la masse des salaires. Donc, peu ou prou, on a un certain nombre d’acteurs qui tendent à s’embourgeoiser. Je peux en parler, j’en fais partie. Ceux-là disposent d’un pouvoir important puisqu’ils sont les locomotives avec lesquelles on monte les trains. Et il y a une déflagration sur les autres salaires. On se retrouve avec des coûts de plateau, de production hallucinants. Comme de nombreux metteurs en scène continuent à penser qu’il faut entretenir un rapport de force entre le pouvoir financier et le pouvoir artistique, on se retrouve aussi avec des coûts de décors qui ne sont rien d’autre que des provocations. Je crois qu’il faut aller dans le sens opposé et dire: » Je fais avec les moyens que je peux avoir. » Les choses iraient beaucoup mieux. Puisqu’on nous condamne à raisonner en termes économiques, il faut en finir avec l’inflationnisme et surtout avec cet embourgeoisement de la profession.
N’est-ce pas un peu provocateur au regard de cette masse de comédiens intermittents, qui ont du mal à vivre de leur métier ?
J. W.: Ce n’est pas à eux que je demande de faire des efforts. Mais tant qu’il y aura ce problème avec, d’un côté, l’intermittence et, de l’autre, ces vedettes, on n’y arrivera pas. Ce n’est pas en tenant un discours de gauche, poli, qu’on réglera quoi que ce soit. On est totalement lié à une politique nationale qui, à l’heure actuelle, ne fait que du replâtrage.
Les déclarations d’intention de Catherine Trautmann s’inscrivent-elles dans la démarche que vous souhaitez ?
J. W.: Je n’ai pas connaissance, au mot et à la lettre, de ce qu’a dit Catherine Trautmann. J’ai été récemment reçu au ministère. On a reproché au théâtre de Nice de se municipaliser, d’être plus une vitrine des spectacles nationaux – tout en reconnaissant qu’on avait une politique de création intéressante -, de ne pas travailler avec les troupes de la région, avec le tissu théâtral niçois, qu’il fallait qu’on retrouve une réflexion sur la relation avec le public. Ce qui est vrai pour ce dernier point. Nous sommes, en quelque sorte, en roue libre. Il faut en effet relancer une dynamique entre le public et nous. On peut faire repartir des troupes locales. Mais on doit aussi présenter au public les très beaux spectacles qui existent. Il est dommage, par exemple, qu’il n’y ait que 40 000 personnes qui aient vu la Maison de poupée jouée par Dominique Blanc à l’Odéon. Je suis prêt à me bagarrer pour qu’on puisse voir ce spectacle à Nice. J’estime que ça fait partie de mon boulot, même s’il est marchand.
Il n’y a quasiment plus de troupes permanentes dans les Théatres nationaux. Faut-il y revenir ?
J. W.: On peut inventer, faire exister un travail de théâtre à partir d’une troupe permanente. Mais ce n’est pas la seule possibilité de dialogue avec un large public. Une troupe permanente va peut-être, très lentement, susciter un autre public. C’est formidable et essentiel dans la vie théâtrale. Mais il ne peut être l’unique type de travail des Centres dramatiques nationaux. Si on a un grand théâtre, 15 mètres d’ouverture de la scène, 25 personnes à l’accueil, on ne peut pas prétendre à un théâtre de recherche. Ce dernier nécessite un autre type de lieu. Ou alors il y a suffisamment de moyens pour, en même temps, entretenir ce grand théâtre et une relation privilégiée avec le public. A Nice, nous avons une salle de 1 000 places et une autre de 380, à faire marcher au moins 150 jours par an.
Après avoir souvent traité Molière sur la scène, que représente le passage derrière la caméra pour Don Juan ?
J. W.: J’ai eu l’envie, plus forte que tout, de raconter l’histoire qui me venait, à partir du Don Juan de Molière, que j’avais joué 200 fois. Le film n’a rien à voir avec cette pièce. C’est une histoire qui m’est propre. Il est vrai, et je le revendique, que je m’empare sauvagement d’un texte de Molière: je le déchire, le recolle dans un tout autre sens. C’est sans doute une gêne pour certains. J’avais, avec le cinéma, une envie de plein air. Ce n’est pas la même relation à la vie et au monde que le théâtre. Je n’abandonnerai jamais le théâtre, mais j’ai vraiment envie de refaire un film. Après avoir souvent joué Molière, je souhaite maintenant m’engager dans un théâtre plus actuel.
* Comédien, metteur en scène, directeur du Centre dramatique national Nice-Côte d’Azur.
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