Loi travail : panique dans l’élite

Stupeur et tremblements : dérangés dans leur morgue et contrariés dans leurs certitudes par la mobilisation, les bienveillants pédagogues de la mise en pièces du droit du travail pestent contre les hérétiques qui manifestent.

Attention, les chiens de garde sont nerveux. Comme en 1995, comme en 2005, comme à chaque fois que le corps social se matérialise dans l’espace public, les éditorialistes apologues de la « réforme », les catéchèses de la flexibilité se tortillent sur leurs chaises et s’irritent que leur évangile se trouve contesté – ce qui n’arrive jamais dans les médias où ils officient à longueur d’année.

Les voilà si agacés qu’ils trahissent leur mépris et leur profonde incompréhension au moment de constater que subsistent encore des formes de résistance à ce qu’ils ne cessent de décrire comme une fatalité. Faut-il être naïf ou mal informé (malgré leurs efforts constants) pour croire qu’il existe une alternative ou qu’il est utile de s’opposer à ce qu’ils prônent unanimement (entre eux).

« Gaucho-conservateurs »

Immanquablement, on retrouve dans cette brigade de la juste pensée le sémillant Arnaud Leparmentier, directeur éditorial du Monde, qui fustige sur Twitter les « gaucho-conservateurs », vite épaulé par son comparse grécophobe Jean Quatremer. Au Monde, on a choisi, en ce 9 mars, de faire la une sur Nicolas Sarkozy et sa brillante solution contre le chômage : « Supprimer 300.000 emplois publics ». Chez Bruno Roger-Petit, wannabe-éditocrate chez Challenges, on vilipende les « petits bourgeois » de l’UNEF ou des Jeunes socialistes, on suspecte une manipulation de ces pauvres jeunes incapables de penser par eux-mêmes et on retwitte Eugénie Bastié, ultra-réac du Figaro qui se gausse des manifestations en ligne.

Sur France Inter où, pour traiter cette actualité sociale, on a choisi d’inviter coup sur coup Emmanuel Macron et Marion Maréchal-Le Pen mardi et mercredi [[Pour être juste Philippe Martinez et Clémentine Autain ont été invités lors de ces deux matinales, avec cinq minutes d’interview chacun contre vingt aux deux cités]], Léa Salamé se fait le perroquet de Manuel Valls en affirmant que « le CDI va devenir la règle ».

Le service public de l’information est particulièrement mobilisé. Au 20 heures de France 2, c’est un véritable barrage d’artillerie qui est déclenché, dès jeudi, d’abord pour mettre en doute le million de signataires de la pétition « Loi travail, non merci ! » (on les connaît moins regardants sur la méthodologie fumeuse des sondages qu’ils invoquent à longueur d’année), puis multiplier les sujets à charge contre les opposants à la loi El Khomri, et enfin désinformer allègrement le téléspectateur à propos d’une entreprise de dentelle à Calais. Depuis que David Pujadas s’est luxé l’épaule en laissant lourdement tomber un exemplaire du livre rouge honni, la 2 ne ménage pas ses représailles.

Panique et dévoilements

Sur TF1, on multiplie aussi les sujets propagandistes, on infantilise la jeunesse et on continue le combat contre ce Code du travail maléfique, dont « paradoxalement, tout le monde s’accorde à dire [qu’il] a bien besoin d’une révision », assène une journaliste du JT, manifestement sonnée que tout le monde n’adhère pas au crédo martelé depuis des années. Ancienne employée de la Une, Anne Sinclair déplore que « les fonctionnaires qui font grève ne sont pas concernés par la loi El Khomri… » Allez expliquer le principe de la solidarité aux grands bourgeois…

De son côté, entre condescendance et communication, le gouvernement donne immanquablement dans le registre professoral en disant que le projet n’a pas été bien compris, rétropédale en affirmant soudain qu’il n’a pas pour but d’encourager les patrons à embaucher en facilitant les licenciements. Daniel Schneidermann observe à ce sujet « une débâcle d’ampleur inédite des éléments de langage (…) argumentaires retirés à la hâte, argumentaires de secours rouillés, dénichés au fond de la boîte à outils, et aussitôt démonétisés ».

La députée PS Michèle Delaunay s’est interrogée sur le niveau d’information des gueux : « Du million de pétitionnaires qui exigent le retrait de la loi travail, combien en ont lu une seule ligne ? » Dans la panique suscitée par les réactions, elle s’oublie ensuite dans un non moins mémorable « Il n’y a pas contrat plus précaire que celui d’élu », avant de s’enfoncer définitivement : « Naufrages, rétention, camps… Je voudrais voir les jeunes s’élever contre le sort fait aux jeunes réfugiés majoritairement de leur âge ». Il n’y a pas que les footballeurs qui se fourvoient dans l’utilisation des réseaux sociaux – au moins le font-ils avec moins de morgue.

Falsification du langage

Les uns et les autres en perdent leur latin de messe, tout à coup confrontés à l’incohérence de leurs arguments : il faut pouvoir licencier encore plus facilement pour pouvoir embaucher, il faut démanteler le CDI pour qu’il y ait plus de CDI, etc. Car derrière cette rhétorique globale, il y a tout une entreprise de falsification du langage, qui veut faire passer les régressions pour des « réformes » et les retours au XIXe siècle pour de la « modernité », qui parle de peur de licencier plutôt que de peur de l’être, qui omet la précarisation et la paupérisation derrière une « flexibilité » sans sécurité pour les travailleurs, qui fait l’impasse sur l’échec ruineux de la politique de l’offre et les promesses trahies du patronat.

En couverture de son dernier numéro, Le Point applique cette méthode désormais rituelle en dénonçant les « nouveaux dinosaures » (Philippe Martinez, Martine Aubry, William Martinet : « L’emploi ils s’en fichent, l’idéologie passe avant » – car il est bien connu que les idéologues, c’est toujours les autres). Depuis que, il y a une quinzaine d’années, le terme « nouveaux réactionnaires » avait été accolé aux syndicalistes, le procédé s’est généralisé : ceux qui osent encore défendre un progressisme social sont qualifiés de « bien-pensants » ou de « conservateurs »[[Jean-Marie Le Guen : « Je ne crois pas que ce soit dans la radicalisation et le conservatisme que la gauche trouvera une issue ».]]. Atteint de ce délire, un éditorialiste du Figaro en revenait, mercredi matin, à la dénonciation des « soviets » et des « apparatchiks », tandis qu’Éric Ciotti fustige le « conservatisme absolu » et « l’immobilisme » des manifestants, également qualifiés d’« hyper protégés » par l’hyper précaire Dominique Reynié (lire aussi Laurent Mauduit « «Réformiste», «social-libéral»: quand les mots ne veulent plus rien dire »).

L’idée directrice est bien d’inverser grossièrement les significations et les accusations. « La rue est devenue le théâtre du déni de réalité », ose Jean Arthuis, qui trouve plus réelles les mythologies économiques et leurs histoires de licornes. Tous peuvent rager et trépigner, cette opposition à leurs dogmes, qu’ils ont accusée d’être virtuelle, s’est matérialisée dans la rue, résiliente aux injonctions et à la pédagogie de la résignation. Et elle n’a probablement pas fini de les contrarier.

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