Duflot et Vichy : quand le « point Godwin » sert à fuir le débat

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En évoquant le régime de Vichy à propos de la déchéance de la nationalité, Cécile Duflot a transgressé un interdit qui se justifie pourtant moins que jamais. Et la réprobation qu’elle a subie est tout à fait significative.

Vendredi dernier à l’Assemblée, lors de sa longue intervention sur la déchéance de nationalité, Cécile Duflot s’est risquée à un rappel sur l’utilisation de celle-ci durant l’Occupation :

« (…) le dernier régime à l’avoir massivement utilisée fut le régime de Vichy. Il ne s’agit pas ici de faire des parallèles hasardeux ; il s’agit ici – que ça vous plaise ou non – de rappeler un traumatisme, un traumatisme de notre histoire, né dans un parlement, composé de parlementaires français ».

Immanquablement, la députée écologiste a subi une vague de réactions indignées sur cet indigne parallèle, par exemple qualifié de « scandaleux » par François de Rugy (ex-EE-LV désormais président de Ecologistes !) qui a exigé d’elle des excuses tandis que la ministre de la Santé Marisol Touraine jugeait ces propos « incompréhensibles » et « inacceptables ». La principale remontrance est venue de Manuel Valls, qui lui a enjoint « de ne pas associer la démarche et la volonté du gouvernement et de quiconque de cette Assemblée avec cette période que chacun d’entre nous ne peut pas supporter ». Quand l’ex-ministre a maintenu ses propos, accusant – à juste titre – le premier ministre de les avoir falsifiés, le philosophe de combat Bernard Henri-Lévy a estimé qu’elle « s’enferrait » et « se déshonorait ».

Godwin, un point trop loin

Elle s’y attendait probablement, mais malgré ses précautions oratoires et une argumentation développée, Cécile Duflot a donc été renvoyée à la variante française du fameux « point Godwin ». Du moins de ce qu’est devenu ce point Godwin, dont l’invocation réflexe a dénaturé le sens originel. Pour rappel, il se rapporte au théorème énoncé par le juriste et chercheur américain Mike Godwin au début des années 90 :

« Plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de 1 ».

Le point Godwin est donc décerné à quiconque, au cours d’un échange d’arguments contradictoires sur un sujet sans rapport, s’égare et se discrédite dans une analogie aussi extrême. Le principe du point Godwin est donc amusant, d’autant qu’il se vérifie souvent sur les forums de discussion et les réseaux sociaux. Le problème est que, opposé systématiquement à toute référence au(x) fascisme(s), il finit par les disqualifier ou les invalider automatiquement, sans considération pour leur légitimité éventuelle. Et devient ainsi, non seulement un opérateur de discrédit facile, mais aussi un procédé consistant, en l’occurrence, à rendre taboue une période et à interdire tout rapprochement avec elle, aussi fondé soit-il. S’agissant de l’Occupation, il n’est pas difficile de cerner les conséquences de cette prohibition : elle permet de fuir le débat.

Les échos de Grenoble

On en avait eu illustration en juillet 2010, à l’occasion du fameux discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy. Déjà, le débat sur le fond des propos du président de la République avait été en partie escamoté par la contre-indignation qui avait répliqué aux critiques les plus virulentes, parmi lesquelles certaines avaient souligné des analogies criantes entre les mesures envisagées et celles prises par le régime vichyste. En particulier… la déchéance de nationalité. « Cette mesure scandaleuse rappelle celles en vigueur sous l’Occupation », avait ainsi tonné Pierre Moscovici, tandis que Jean-Jacques Urvoas affirmait que « Jusqu’à présent, ce discours était l’apanage de l’extrême droite ». Début 2011, le Sénat avait finalement repoussé la déchéance de nationalité, sous l’impulsion des centristes et de l’opposition, qui avaient « multiplié les références au régime de Vichy », rapportait Mediapart en compilant celles-ci

On peut alors se demander pourquoi Cécile Duflot, cinq ans plus tard, a subi une telle réprobation – à plus forte raison de la part du camp qui s’était opposé à Nicolas Sarkozy – pour des propos plus modérés, et pas moins justifiés. Difficile de ne pas voir dans le renforcement de cet interdit l’effet de la poursuite de la banalisation du Front national et de ses idées, de victoires électorales et intellectuelles de l’extrême droite dont même un gouvernement « de gauche » a conclut qu’il devait s’aligner sur l’agenda frontiste et adopter des mesures qu’il préconise [[Comme d’autres, Cécile Duflot a justement alerté sur les outils qu’offrent sur un plateau la constitutionnalisation de l’état d’urgence et l’adoption de la déchéance de nationalité à un éventuel gouvernement FN.]].

Des résonances flagrantes

Cet interdit contribue à faire de la période des fascismes une période hors-sol, sans origines ni descendances. D’une part, il entretient la propension de la nation française à rejeter dans l’exceptionnel et l’anormal les périodes honteuses de son histoire, à les mettre sous scellés en interdisant leur examen et celui des responsabilités afférentes[[Notamment en caricaturant cette démarche comme relevant de la « repentance » plutôt que d’une nécessaire (re-)connaissance.]]. D’autre part, en cette période où la résurgence des extrêmes droites appelle vigilance et résistances, où se « libère » une parole xénophobe, nationaliste et réactionnaire, refuser de considérer les enseignements du passé devient particulièrement problématique.

Bien sûr, les juxtapositions simplistes sont de peu d’intérêt, compte tenu de tout ce qu’a de spécifique chaque période, et les incantations sur les-heures-les-plus-sombres-de-l’histoire et autre bête-immonde-qui-sort-du-ventre-fécond sont stériles[[Lire l’interview d’Enzo Traverso qui, pour sa part, s’attache à distinguer ce que les extrêmes droites actuelles, « post-fascistes » ont de spécifique.]]. Mais se priver de connaître leurs points communs est tout à fait regrettable. Aujourd’hui, alors que, contrairement aux contemporains des années 30, nous n’avons pas l’excuse de l’absence de précédent, nous devrions nous interdire de penser des résonances pourtant flagrantes ? En réalité, quand Manuel Valls évoque « cette période que chacun d’entre nous ne peut pas supporter », il faut compléter sa formule pour saisir sa pensée : « que chacun d’entre nous ne peut pas supporter d’entendre évoquer ».

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