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Entretien avec Tran Quang Hai

Tran Quan Hai est ethnomusicologue au CNRS, musicien traditionnel (vielle, guimbarde, cithare), compositeur ancien et moderne, chanteur diphonique (double voix), expérimentateur, thérapeute vocal. Rencontre.

Tantôt en Amérique pour un congrès de pédiatrie sur la voix, ou en Sibérie pour présider le jury d’un concours de voix diphoniques, au Danemark pour imaginer avec l’Odin Theater un choeur diphonique, toujours aux frontières de l’Orient et de l’Occident, hors des formalismes, ardent, généreux, Tran Quang Hai est là où la vie vibre, là où se libère l’énergie vocale et le mouvement corporel, à l’écoute de l’autre, de l’immense diversité des autres voix qui nous traversent et nous engendrent. Pour lui, la tradition vivante ne s’oppose pas aux expériences actuelles, électro-acoustiques, électroniques, cybernétiques, car il est tout aussi attentif aux poésies sonores de Chopin qu’aux sonorités de Mariétan comme aux compositions de Jean-Claude Elloy, aux propositions de Cage ou de Panhuysen. L’entretien a été réalisé dans son bureau du Musée de l’Homme, début mars.

Depuis le début des années 90, il y a un vif intérêt pour les voix d’Asie centrale et en particulier pour le chant diphonique, le chant de gorge mongol et les harmoniques vocales tibétaines. Le colloque du 14 mars sur la  » Voix transformée « , qui s’est tenu à la Maison des Cultures du monde, dans le cadre du deuxième festival de l’imaginaire, est symptômatique de cet engouement (1).

Tran Quang Hai : Ce colloque a été organisé par Mme Chapuis, qui préside l’association française des amis de l’Orient, en collaboration avec le festival. En effet, la voix est le premier instrument de l’humanité (et le plus complexe) et sa diversité vocalique est stupéfiante; d’autre part, il y a une relation étroite entre la voix et certains instruments de musique comme la guimbarde, la vielle et la cithare chinoise. Pourquoi cet intitulé  » la voix transformée  » ? Pour montrer la face artificielle de la voix, depuis la voix de fausset de l’Opéra de Pékin, la voix masquée d’Afrique (pour évoquer les esprits et initier les enfants), les voix de gorge des Inuits jusqu’aux voix des chamanes sibériens et des moines tibétains. Cette rencontre a montré un panoramique de ces diverses voix transformées, transfigurées, déformées. La voix diphonique, c’est la première voix synthétique; elle ressemble vraiment à la voix artificielle engendrée par les machines mais avec quelque chose de plus, d’irréductible, qui tient à son caractère singulier, unique, vivant, humain. La machine ne pourra jamais produire la complexité d’une voix humaine qui n’est jamais deux fois identique. C’est l’imprécision qui lui donne son charme et c’est pourquoi nous devons varier à l’infini, bouleverser tout système ou théorie close. Lorsqu’on écoute attentivement les voix d’Asie centrale et du Tibet, on distingue une grande variété, loin des lieux communs et des stéréotypes occidentaux: il n’y a pas une voix tibétaine mais des voix. Dans la musique asiatique, il y a au moins 20 ou 30 échelles pentatoniques différentes.

Comment avez-vous découvert cette passion pour la diphonie ?

T. Q. H.: J’étais encore un jeune chercheur en ethnomusicologie au CNRS depuis 1968, lorsqu’un jour de 1969, Roberte Hamayon, spécialiste d’études mongoles, m’a fait connaître un enregistrement vocal mongol. J’étais stupéfait d’entendre cette double voix simultanée, un son grave, fondamental et continu et un son aigu avec ses variations. Elle avait enregistré cette voix de gorge, cette voix pharyngée. Ma surprise fut telle que j’ai fait des recherches, seul, et en 1971, j’ai trouvé la technique vocale que je me suis mis à pratiquer depuis. J’ai travaillé ma voix et, en 1973, j’ai ouvert des ateliers de voix diphoniques pour mieux me connaître en enseignant aux autres et en les aidant à découvrir leur voix. Ces recherches ont connu quelques grandes étapes: en 1974, un premier article sur les techniques de la voix chantée où je montrais que l’enseignement est un apprentissage, une pratique véritable révélation de soi-même, de libération de ses blocages; en 1979, un premier essai sur le chant diphonique dans le Musical voices of Asia au Japon. Ensuite, en 1988, Hugo Zemp, ethnomusicologue cinéaste et responsable de la collection d’enregistrement Chant du Monde au CNRS, réalise un film sur mon expérience: le Chant des harmoniques (2). Puis, en 1991, est publié, avec la collaboration rédactionnelle de Zemp, un essai sur la classification des différents types de chants harmoniques; en 1995, un nouvel essai est publié à Rome et, simultanément, nous préparions avec l’équipe UMA 9957 du CNRS la première publication mondiale des Voix du Monde.

Vous avez aussi expérimenté les pouvoirs thérapiques de la voix, sur vous-même et dans vos ateliers.

T. Q. H.: J’ai fondé une méthode où l’on utilise les vibrations harmoniques qui touchent certaines parties du corps et débloquent certains noeuds, des refoulements ou des blocages comme le bégaiement, le manque de voix, l’incapacité de chanter juste. Moi-même j’ai bégayé jusqu’à 17 ans. Dans les années 80, je commence mes expériences sur la voix et je travaille avec des orthophonistes, des musicothérapeutes, des maîtres de yoga et d’arts martiaux. Après, j’ai travaillé la technique de l’apnée, une autre technique de contrôle du souffle: on retient l’air dans les poumons pour augmenter la puissance respiratoire. On découvre alors les valeurs de l’énergie corporelle et psychique. Les chamanes, qui sont des guérisseurs, utilisent de grandes vibrations: ils soignent par la transmission des ondes, par des objets magiques et des mixtures. Ce sont des psychothérapeutes et de très fins psychologues.

Vous participez aussi à de nombreux festivals où l’Orient et l’Occident se rencontrent.

T. Q. H.: En effet, je suis membre consultant du festival  » Giving voice « , au Pays de Galles, depuis 1994. C’est un festival consacré à la voix qui guérit (healing voice). Il commença par la géographie de la voix (1994-95), puis l’archéologie de la voix (1996-97) et, en avril 1999, cela sera un festival centré sur la voix qui guérit. Le festival a déjà invité l’Odin Theater du Danemark et le Hart Roy Theater des Cévennes. Au mois de mai prochain, à Auch, aura lieu le premier festival des voix d’Europe (du 1er au 8 mai). Je le prépare avec mon ami Beniat Achiary; nous allons confronter la technique vocale classique et les techniques des traditions populaires. Enfin, je vais participer au troisième festival mondial de guimbardes, à Molln, en Autriche (du 22 au 28 juin). Dans une conférence inaugurale, j’expliquerai la présence des harmoniques dans la voix et dans certains instruments comme la flûte norvégienne, le cor alpin, l’arc musical africain, la cithare chinoise à 7 cordes, le monocorde vietnamien, la guimbarde et le didgeridoo (3). Aujourd’hui, sur toute la planète, il y a des rencontres, des expériences et des recherches passionnantes qui montrent l’extrême variété des styles, des entrecroisements de cultures, l’apparition de nouveaux mélanges mais il y a aussi la nécessité de transmettre aux nouvelles générations l’héritage fabuleux de la planète pour nourrir les renouvellements et lutter contre les formalismes rigides et tous les ostracismes identitaires et protectionnistes, pour que tout se rencontre enfin, les musiques et les danses et les voix savantes et populaires des cinq continents.

1. Au Théâtre de la Ville a eu lieu le 7 mars la première manifestation en France consacrée uniquement aux chants épiques et diphoniques kalmouks.Un CD sur les chants diphoniques d’Asie Centrale a étépublié en 1996 par la Maison des Cultures du Monde (Auvidis).

2. Le film est disponible en vidéo à CNRS audiovisuel, 1, Place Aristide-Briand, 92795 Meudon, Voix du Monde (1997) est distribué par Harmonia Mundi.

3. La librairie/disquaire/édition Cinq planètes (10 rue Saint-Sébastien, 75011 Paris) a édité un CD de didgeridoo de Philips Paris, avec la participation de Tran Quang Hai (voix et guimbarde).

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