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Repères bibliographiques et discographiques Terra da fraternitade, / Grandola viola morena / Em cada rosto igualdade / O povo e quem mais orodena / Terre de la fraternité, / Grandola ville brune / sur chaque visage, l’égalité / C’est le peuple qui commande). A l’heure où Lisbonne se prépare à accueillir l’Exposition universelle, le Portugal au-dela des clichés.
En 1974, c’est une chanson de J. Afonso qui donna le signal de la Révolution des oeillets. Une révolution qui, sans verser le sang, mit fin à une dictature de soixante ans. Une chanson, des oeillets, une révolution pacifique: drôle de pays. Longtemps, on n’en connut guère que quelques clichés. C’était le pays du porto, du fado, et de l’émigration. Le Portugal vivait dans l’isolement, les émigrés étaient discrets. Mais, peu à peu, quand s’installa la démocratie, les échanges reprirent, et on découvrit Pessoa et Manoël de Oliveira… Pourtant, le Portugal est encore loin. A l’heure où Lisbonne se prépare à accueillir l’Exposition universelle, il est peut-être temps de commencer à se familiariser avec ce grand petit pays, étrangement fascinant.
Vivre n’est pas nécessaire, ce qui l’est, c’est de naviguer
Dans les années 90, le Portugal recensait environ dix millions d’habitants. La France comptait à peu près un million d’émigrés d’origine portugaise. Salazar et Caetano avaient encore appauvri un pays qui, autrefois, était immense et opulent. C’est cet » autrefois » qui importe, pour comprendre, un peu, avec modestie, le Portugal. C’est cet » autrefois » qui chante dans le fado, comme dans les compositions actuelles de Madre Deus. Un autrefois paradoxal, sans regret. On est là au bout du monde. Du nôtre. Toutes les invasions, toutes les conquêtes y ont passé: les Celtes, les Romains, les Wisigoths, les Arabes… S’y sont mêlées les langues et les cultures, pour créer une identité très particulière, qui se revendique très tôt, puisque, dès la fin du XIIIe siècle, les frontières sont fixées, les Arabes repoussés, la langue portugaise instituée, et qu’est fondée la première Université. Mais cette identité n’est pas repliée sur elle-même, au contraire; très vite, elle se tourne vers la mer, vers l’infini de la mer. » Le monde est ma maison « , dit une locution courante. Dès le XVe siècle, les Portugais gagnent l’Afrique noire, passent le Cap de Bonne Espérance, et s’installent » aux Indes « . En 1494, ils se partagent, avec l’Espagne, l’ensemble de l’univers connu, et à connaître. A l’Ouest d’un méridien précis, tout sera à l’Espagne. A l’Est, ce sera au Portugal. Le Portugal sera ainsi maître de l’Afrique, des Indes, de l’Asie jusqu’aux Philippines, et du Brésil. » La mer finie – la Méditerranée – peut bien être grecque ou romaine, portugaise est la mer infinie. » Le » Navire-Nation » est en route vers la richesse, les découvertes, les rencontres, les métissages, et le sentiment que l’horizon est toujours à atteindre. De ce temps-là, de cette époque quasi mythique des Navigateurs, vient cette conviction qu’exprime Pessoa, reprenant la devise des Argonautes: » Vivre n’est pas nécessaire, ce qui est nécessaire, c’est de naviguer « . Bien sûr, la réalité est plus compliquée que la légende, et tout Portugais n’est pas à l’écoute du » cri de la terre qui désigne la mer « . Mais il est évident que les conquêtes, ce monde s’ouvrant soudain magnifiquement, ont marqué suffisamment l’imaginaire collectif pour que le lent déclin du Portugal au cours des siècles qui suivirent ait été vécu comme un exil du Paradis. Quand on évoque le Portugal, il est difficile de ne pas citer le mot » saudade « . Intraduisible, bien évidemment, mais qui, néanmoins, se rapproche, à ce qu’il semble, de notre » nostalgie « . Mais si » nostalgie » signifie le désir douloureux de revenir en arrière, le mal du passé, la » saudade » serait plutôt une nostalgie du futur, belle, comblante, et dont on ne souhaite pas la fin. C’est cette » saudade » que chante Cesaria Evorra, native du Cap Vert, pieds nus, une bouteille à la main, en une ballade obsédante, où s’esquisse une danse sensuelle et retenue, où s’affirme paradoxalement la pure joie d’une mélancolie plus nécessaire, plus vivante qu’un éclat de rire.
Saudade, une mélancolie plus vivante qu’un éclat de rire
Pendant la dictature, la politique culturelle est conçue comme un moyen de promouvoir et renforcer l’idéologie du régime. Régime terrible. Où trois personnes ne peuvent se réunir sans autorisation. Où les opposants sont torturés en prison. Où la délation est un devoir civique. Antonio Tabucchi, ce romancier italien qui, par amour pour Pessoa, s’est choisi, aussi, Portugais, raconte de façon très subtilement efficace cette époque de mort, d’effroi, et de luttes clandestines, dans son remarquable Pereira prétend (1). Ce sont alors les groupes folkloriques et le fado qui sont encouragés, comme porteurs de la » juste » identité nationale. Les groupes folkloriques, ruraux, sont alliés à la Fondation nationale pour la joie au travail, et censés pérenniser » l’âme portugaise « . C’est désormais la terre qui compte. Quant au fado, il est apprécié pour sa tristesse, pour toutes ses larmes retenues qui pleurent, intérieurement, la grandeur révolue. Après la Révolution, les groupes folkloriques sont chargés de collecter, sauvegarder et diffuser les traditions locales, tandis que le fado, quelque peu boudé par » l’intelligentsia « , tend à devenir une attraction pour touristes, avant de retrouver une vie nouvelle, y compris en inspirant les groupes actuels. Evidemment, le fado n’est pas la quintessence de la » lusitanité « , il n’en est qu’une des voix, mais cette voix-là n’entre pas en contradiction avec ces autres grandes formes d’expression musicale que sont le fandango ou les choeurs de paysans de l’Alentejo. Car, là comme ici, on est saisi par la vigueur, la grandeur d’un échange qui tient du cérémonial, de la prière, et de l’intime jubilation. On dit que le mot fado vient du latin fatum, le destin. D’origine urbaine, né au XIXe siècle, le fado est avant tout un chant surgi des quartiers pauvres, aux limites des bas-fonds. Voix, guitare et cithare se répondent, en des chants contre-chants où l’improvisation se doit d’être virtuose. Le fado s’écoute dans un bar quelconque, et évoque aussi bien les vieux quartiers de Lisbonne et ses maisons closes, que l’amour pour une femme, pour une mère, ou pour le fado lui-même. La guitare (portugaise) brode et danse, la voix est nue, intense, poignante. Personne dans le public ne reprend au refrain, personne ne danse. Le fado s’accomplit dans le silence des auditeurs. Il est probable que cette musique-là, comme certains chants paysans, n’est pas sans avoir été influencée par la musique arabo-andalouse, liturgique, et africaine, sans parler des chansons de marins. C’est l’une des cristallisations du Portugal, alchimiste des rencontres, l’une des déclinaisons de l’identité portugaise, secrète, bouleversante, obsédante. On n’en connaît guère en France qu’une interprète, Amalia Rodriguez, mais on peut désormais aussi entendre Alfredo Marceneiro, purement enthousiasmant, d’une liberté, d’une élégance saisissantes, et le souverain Carlos Zel. Bien sûr, le Portugal ne se réduit pas aux découvertes, au fado, aux oeillets et à la saudade. Mais commencer à se familiariser avec la nostalgie du futur est sans aucun doute une introduction au déchiffrement de ce pays, en écouter les voix est sans aucun doute le début d’une compréhension. Et il est peu de tâches plus joyeuses que la progressive découverte des enjeux, des tensions, des aspirations propres à un peuple.
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