Depuis le 13 novembre et sous le régime de l’état d’urgence, les opérations policières se multiplient en dehors de tout contrôle judiciaire, au risque de choix arbitraires et d’une stigmatisation accrue des populations musulmanes.
Dans le cadre de l’état d’urgence, en vigueur depuis douze jours et renouvelé pour au moins trois mois, les opérations policières se multiplient. Selon le ministère de l’Intérieur, on dénombrait 1.233 perquisitions administratives à la date du 24 novembre. Bien qu’il soit difficile de les quantifier, les signalements d’abus potentiels ou de fouilles qui auraient mal tourné se multiplient, donnant l’impression que les forces de l’ordre opèrent de la manière la plus large et la plus rapide possible, quitte à renvoyer l’image d’un pouvoir agissant à tâtons, de manière aveugle.
Ce sont d’abord des perquisitions menées tambour battant, parfois en plein milieu de la nuit, ciblant des personnes a priori peu suspectes d’entretenir des liens avec le terrorisme. On relève de telles situations dans le Loiret, ou un ingénieur français d’origine palestinienne et son épouse enseignante ont été traumatisés par une descente musclée qui n’a rien révélé d’anormal. Mais aussi dans le Gard, à Nice, ou encore à Toulouse. Sur l’ensemble des perquisitions menées, environ10% ont débouché sur une garde à vue.
Dans le viseur : islam radical et salafisme
Le ciblage serait-il effectué de manière expéditive ? La loi sur l’état d’urgence autorise la police à procéder, où elle le souhaite et quand elle le souhaite – y compris en pleine nuit – à des perquisitions dites « administratives », c’est-à-dire réalisées en dehors de toute forme de contrôle judiciaire. Habituellement, une perquisition doit être avalisée par un magistrat, qui apprécie la solidité du dossier avant d’autoriser les forces de l’ordre à faire irruption au domicile ou dans les locaux d’un suspect.
Pendant l’état d’urgence, dans chaque département, les perquisitions sont décidées sous l’autorité du préfet. Celui-ci a pour seule obligation d’en informer le procureur de la République. Concrètement, la liste des personnes visées est établie en lien avec les différents services de sécurité de l’État : police judiciaire, gendarmerie, renseignements territoriaux, sécurité intérieure et extérieure.
Des priorités ont été définies. « Nous avons un ennemi et il faut le nommer, c’est l’islamisme radical et un des éléments de l’islamisme radical, c’est le salafisme », a déclaré Manuel Valls devant l’Assemblée nationale le 18 novembre. Lieux de culte, imams et réseaux identifiés comme « radicaux » sont dans le collimateur des forces de l’ordre, de même que les individus fichés par les services de renseignement pour leur appartenance à la « mouvance islamique » et leur risque supposé pour la sécurité publique. Soit 10.500 personnes pour cette dernière catégorie, selon le premier ministre.
« Pêche au chalut »
Tout laisse penser que « les autorités ratissent extrêmement large, sur la base de soupçons policiers largement tributaires des services du renseignement territorial, qui ne sont pas des spécialistes du fait religieux, prévient Alexandre Piettre, de l’École pratique des hautes études, cité par Le Monde. S’il s’agit de trouver des terroristes ou ceux qui en font l’apologie, on tape à côté. » « L’enjeu, c’est de densifier l’information, confiait un préfet interrogé par Mediapart. Acquérir une connaissance plus fine des réseaux de gens qui ne sont pas djihadistes mais qui accompagnent, qui agissent comme des fourmis. Donc oui, c’est une pêche au chalut ! »
Dans un contexte de flou artistique sur la définition des termes, le risque d’amalgame entre islam dit « orthodoxe » ou conservateur, pratiqué de manière paisible par de nombreux musulmans, et « islam radical » est bien réel. Au risque de renforcer la stigmatisation vécue par une partie de la population, et d’alimenter la spirale du ressentiment et de la discrimination. Les médias commencent à documenter différents excès. Le manque de transparence des pouvoirs publics dans la justification des personnes ciblées ne facilite pas la compréhension de la situation.
Dans le Val-d-Oise, un gros restaurant a ainsi été perquisitionné samedi 21 novembre dans la soirée, en plein service, sous prétexte de recherche d’une « salle de prière clandestine ». « Mains sur les tables ! », ont ordonné les policiers aux clients tranquillement attablés. En fait, la petite pièce de prière, destinée aux clients, n’était pas clandestine – et quand bien même, s’agirait-il d’une menace pour la sécurité publique ? La perquisition a fait chou blanc. À chaque perquisition, les policiers déploient des moyens importants, bouclant parfois le périmètre, arrivant lourdement équipés.
« Suspension de l’État de droit »
L’état d’urgence, créé en 1955 dans le contexte très particulier de la guerre d’Algérie, est taillé sur mesure pour élargir les possibilités d’action des forces de l’ordre. Il a de surcroît été renforcé par la loi du 20 novembre 2015, adoptée à toute vitesse par les parlementaires afin de prolonger l’état d’urgence de trois mois. Peut être perquisitionnée « toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». En dehors de tout contrôle judiciaire, il s’agit d’un quasi-chèque en blanc pour les forces de police.
Pour les mêmes motifs, l’état d’urgence permet d’assigner des personnes à résidence, en un lieu fixé par l’État, qui peut être le domicile de la personne visée, mais pas nécessairement. Le dispositif intervient en dehors de toute supervision judiciaire, mais il peut être contesté auprès du tribunal administratif, et prend fin avec la période de l’état d’urgence. Un bracelet électronique peut être imposé à certains individus déjà condamnées pour des infractions graves. Le 24 novembre, 266 personnes étaient assignées à résidence.
Parmi les réactions, le Syndicat de la magistrature s’est inquiété de de ces pouvoirs d’exception, qui pourraient être confortés par une réforme constitutionnelle encore floue. « Des restrictions aux libertés habituellement encadrées, examinées et justifiées une à une deviennent possibles par principe, sans autre motivation que celle de l’état d’urgence. La France a tout à perdre à cette suspension – même temporaire – de l’État de droit. Lutter contre le terrorisme, c’est d’abord protéger nos libertés et nos institutions démocratiques en refusant de céder à la peur et à la spirale guerrière. Et rappeler que l’État de droit n’est pas l’État impuissant. »


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