Gadjo Dilo

Entretien avec Tony Gatlif

Tony Gatlif, gitan né en Algérie, aime les rencontres. Ce sont elles qui ont fait de lui, dit-il, ce qu’il est: un homme passionné d’images qui met au service du cinéma sa force de création. Il compose, dessine, écrit, filme.

Après avoir réalisé la Terre au ventre, film sur la guerre d’Algérie telle que l’a vécue un petit garçon, et interprété des rôles au cinéma et au théâtre – grâce à une mémorable rencontre avec Michel Simon – Tony Gatlif a ressenti l’impérieuse nécessité de parler des Gitans. Il l’a fait à travers trois films: les Princes, tourné en 1983 avec Gérard Darmon et Muse Dalbray, Latcho Drom, documentaire (1991-92), en quête de toutes musiques tziganes existantes, pour finir avec Gadjo Dilo, film étonnant de liberté de ton et de style (1).

Gadjo Dilo marque comme une avancée de votre cinéma et de votre combat pour les Tziganes…

Tony Gatlif : Gadjo Dilo est l’aboutissement des films précédents. Tout avait commencé en 1981 avec Corre Gitano et le théâtre andalou. Avec d’autres, on s’était dit qu’il fallait faire du théâtre, du cinéma, des disques pour dire l’histoire du peuple gitan. Aujourd’hui, alors que j’ai mis un terme à ce travail, je me revendique clairement comme militant, pas militant à la Karmitz des années 60, mais plutôt comme peut l’être un grand avocat. Il faut être un grand avocat, je ne veux pas dire de génie mais qui connaît son dossier et sait ce qu’il veut défendre. C’est vrai que je ne me bats plus de la même façon. Depuis Latcho Drom, je ne fais plus des films pour régler mes comptes avec des gens qui n’aimeront jamais ni les Tziganes ni les Arabes parce qu’ils auront toujours besoin de boucs émissaires. Je me bats pour l’image de ce peuple tzigane qui, depuis qu’il est arrivé en Europe, a été chargé de tous les vices, de tous les péchés. Je veux préserver sa mémoire, le montrer tel qu’il est, l’aimer, dans des films les plus réussis possible pour qu’on les garde, pour qu’ils puissent être découverts par quelques personnes qui, dans des années, voudront peut-être savoir ce qu’était ce peuple tzigane qui a disparu. Mais je ne veux surtout pas être un donneur de leçons. Je ne dis jamais au spectateur: vous ne connaissez pas les Tziganes, regardez comme ils sont. Jamais. Ce que j’aime, ce que j’ai toujours fait, c’est, non pas le prendre par la main, mais l’inviter à entrer dans une maison, sans faire le ménage.

Contrairement à ce que fait Stéphane,  » l’étranger fou  » qui, dans Gadjo Dilo, nettoie la maison du vieil Isidore, ce qui scandalise ce dernier ! De la rencontre de ces deux personnages, l’un joué par un jeune acteur professionnel, Romain Duris, l’autre par un vieux musicien de village, Isidore Nicolaï, que vous avez  » déplacé  » de Transylvanie en Valachie pour les besoins du film, naissent des situations à rebondissements multiples que partagent les femmes et les enfants de ce village perdu et que vous semblez saisir dans une approche documentaire.

T. G.: Gadjo Dilo est une fiction, très écrite au départ, travaillée. Mais le scénario est devenu plus vivant, il s’est modifié, je dirais presque qu’il m’a dépassé. Je suis parti sur cette interrogation:  » Qu’est-ce que le son provoque sur les gens ?  » Par exemple, la musique, le chant ? Pourquoi tombe-t-on amoureux d’une voix ? Pourquoi des femmes sont-elles allées au bord du suicide pour une voix comme celle de Tino Rossi ? Pourquoi, en tournant mon film précédent, Latcho Drom, un documentaire, suis-je, moi aussi, tombé amoureux de voix et, après avoir retrouvé les personnes à qui elles appartenaient, c’était comme si je trouvais des parents ? Comment peut-on partir au bout du monde pour un chant, comme le fait ce jeune Parisien, ce Gadjo Dilo…

Qui, après sa recherche et son immersion dans le monde tzigane et son histoire d’amour avec Sabina, la femme libre qu’interprète Rona Hartner, finit par détruire toutes ces cassettes enregistrées auxquelles il tenait tant.

T. G.: Dans tous mes films sur les Gitans, il y a pratiquement la même fin, une fin dans laquelle surgit une vérité forte qui est ma façon de dire:  » ça n’existe pas qu’au cinéma. Ce n’est pas léger. Cette histoire qu’on vous a racontée, elle existe. » A la fin des Princes, les Tziganes, chassés de leur HLM de banlieue, reprennent la route comme au Moyen Age. Dans Latcho Drom, après avoir parcouru des milliers de kilomètres à travers des routes, des gens, des peuples tziganes mêlés, des tziganes se retrouvent, en Espagne, devant un mur. Cette fois, je casse le rêve gitan qui était la route. Gadjo Dilo est l’aboutissement des autres films, c’est pour cela qu’il y a cette liberté d’expression, ces choses jetées, ces idées données, très réelles parce que j’ai tourné avec des non-comédiens et, là aussi, je dis à la fin que ce n’est pas du cinéma, qu’il ne faut pas oublier que nous sommes dans une réalité douloureuse. Et lorsque Stéphane brise et enterre les cassettes, c’est ma façon de dire  » nous qui sommes des artistes, qui voulons être purs, nous faisons du commerce sans même le vouloir parce que c’est comme ça qu’est la société « . Je m’intéresse, en ce moment, à Solitude, une chanson de Léo Ferré mais les droits coûtent cent mille francs. C’est un non-sens par rapport à la bataille que Ferré a menée toute sa vie, avec ses tripes, par rapport à ce que le texte dit.

Vous êtes un artiste qui s’exprime aussi par la musique, l’écriture…

T. G.: J’aime beaucoup la musique et je la travaille, depuis les Princes. Mais je ne me considère pas comme musicien. Je fais de la musique uniquement pour servir mes films. Ce qui me passionne, c’est le cinéma. C’est comme l’écriture: je pourrais écrire un livre, collaborer à un journal, mais l’écriture ne m’intéresse que parce que j’écris des images. Et c’est pareil pour le dessin: je dessine très bien, mais personne ne le sait car ce sont mes plans, mes décors que je dessine. Le seul métier qui me plaît, c’est le cinéma parce qu’il met tout ça ensemble.

Vous avez commencé par être acteur. Pourquoi avez-vous cessé ?

T. G.: J’ai cessé d’être acteur parce que j’ai cessé d’aimer mon image, d’être nombrilique par rapport à mon image, et je me suis mis à écrire. Maintenant je suis dans l’ombre, je fais mes films, discrètement presque, car ce sont les films qui, véritablement, me passionnent.

Vous tournez un nouveau film que vous montez en parallèle. S’agit-il toujours des Tziganes ?

T. G.: Il y a en France – et en Europe aussi – des gens qui connaissent une vie aussi dure que les Tziganes, ceux qui sont dans la rue, pas seulement les SDF qui n’ont rien mais aussi ceux qui touchent le RMI. Qu’est-ce que c’est le RMI ? Un petit pansement de rien du tout. Il y a des priorités. Je pense qu’il se prépare des choses très graves qui risquent de survenir, comme le mouvement de La Commune, des laissés-pour-compte, des chômeurs beaucoup plus nombreux qu’on ne le dit, de la jeunesse des cités. C’est de cette jeunesse dont je veux parler dans ce film, du non-conformisme.

Vous avez vous-même eu une jeunesse difficile, vous vous reconnaissez dans la jeunesse d’aujourd’hui ?

T. G.: Elle connaît une situation beaucoup plus grave. Moi, je voulais cambrioler l’argent du monde, il en avait, puis, quand je suis devenu acteur, je voulais construire le monde, j’avais ma vie devant moi qui était un espoir. C’est quoi, aujourd’hui, l’espoir d’un jeune de dix-neuf ans qui habite une cité ou à côté d’une décharge ou d’un bidonville ? Il n’a rien.n

1. Gadjo Dilo sort sur les écrans le 8 avril.

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