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Croyez-vous, pouvez-vous croire que je sois ébloui, occupé moi-même du rôle que le ciel me fait jouer presque malgré moi ? Vous me connaissez bien peu… », écrivait le 4 juin 1822, de Londres, Chateaubriand à Juliette Récamier qu’il aimait. C’est à croire que lui aussi  » se connaissait bien peu « . Ou du moins, comme beaucoup, ne tenait pas trop à savoir qui il était. Car bien d’autres lettres, comme celle où il insiste si joyeusement sur un cadeau (une boîte enrichie de diamant) du roi de Prusse, assorti d’un élogieux envoi montrent assez qu’il s’éblouissait lui-même volontiers de ses mérites. C’est qu’il était tout à la fois, et sans doute avec une égale sincérité, amoureux, fidèle (plus qu’en amour) à son parti politique et ambitieux. Cet amour, il le dit en chacune de ses lettres:  » Etre aimé de vous, vivre en paix dans une petite retraite avec vous et quelques livres, c’est là tout le fonds de mes voeux et de mon coeur  » lui écrit-il le même jour. Et s’il ne connut jamais cette retraite paisible, qu’il eût sans doute fort mal supporté, c’est auprès de Juliette qu’il devait mourir, vingt-six ans plus tard. Sa loyauté (de toute sa vie et il en paya le prix) envers les héritiers pour lui légitimes du trône de France, il la clame aussi, puisqu’il aurait été, en cette ambassade,  » fâché pour [son] parti de ne pas réussir « . Il ne s’oubliait pourtant pas, et ne cache pas à madame Récamier, dans le temps même où il l’assure que tout ce qu’il entreprend n’est que pour le rapprocher d’elle et servir les siens, que cette ambassade londonienne n’est pour lui que le marchepied vers le ministère des Affaires étrangères et, qui sait, vers la présidence du Conseil. Ce pour quoi il lance ses filets dans toutes les directions, faisant intervenir toutes les femmes qui se dévouent pour lui, sans nécessairement les tenir au courant de la multiplicité de ces démarches. Homme aux stratégies tortueuses que sauve pourtant comme une innocence dans la fatuité, homme qu’on aima. Ces Lettres à madame Récamier, de Chateaubriand, d’abord parues en 1951, viennent d’être rééditées (Flammarion): retrouver, au gré des humeurs d’une longue correspondance (1820-1847), cet homme qu’on croyait un peu connaître, est un grand bonheur. C’est que si, de René aux Mémoires d’outre-tombe, en passant par la Vie de Rancé, il n’a jamais cessé de parler de lui, il n’a pas ici – enfin pas trop – le souci du portrait à laisser à la postérité. Non qu’il s’y montre souvent avec la feinte bonhomie du débraillé comme dans cette lettre de Bourbonne-les-Bains où il est en traitement (16 juillet 1843, il avait alors soixante et quinze ans):  » J’ai pris les douches malgré moi, pour tâcher de ne plus arriver à l’Abbaye-aux-Bois (NDLR, où habitait madame Récamier) comme un pauvre vieux malade à qui il ne manque que le bonnet de nuit… Convenez que vous ne serez pas fâchée de me voir arriver chez vous un peu plus droit que de coutume: quand il n’y aurait que l’apparence d’une résurrection, c’est bien quelque chose. » Mais, au jour le jour, il se laisse plus facilement prendre par ses colères, ses rancoeurs, ses emballements, la nostalgie qui toujours l’habitera. » Londres, écrit-il vers la fin de sa vie (le 25 novembre 1843), est tel que je l’avais vu: toujours la tristesse et l’ennui de l’Eternité; mais autrefois je me remuais, dans cette éternité immobile et j’y entendais tomber quelques gouttes d’eau. » Elégante façon de dire adieu à sa jeunesse: c’est tout lui. Le style même.

Il y a une certaine étendue de moi qui s’est trouvée plus vaste après vous avoir lu « , écrit Bernard Noël à Georges Perros le 7 mai 1960. Il venait de noter, quelques lignes plus haut:  » Comment parler quand on voudrait entretenir avec l’oeuvre qui vous a bouleversé quelque chose comme le dialogue de la vague et du rocher ?  » Ainsi commence ce dialogue-là, si bien inscrit d’entrée dans l’échange qui ne connaîtrait plus de cesse. Il allait durer jusqu’à la mort de Perros, en 1977. Ce printemps 1960, Bernard Noël venait de recevoir en service de presse un livre qu’il avait lu, allait-il dire beaucoup plus tard,  » dans l’emportement que créait sa vitesse « . C’était Papiers collés de Georges Perros, qui venait de se retirer à Douarnenez. Est-ce cet éloignement qui donne leur poids d’indispensable aux lettres que ces deux hommes s’écrivirent et qui viennent d’être publiées par les soins de Hervé Carn sous le titre Correspondances aux Editions Unes ? Peut-être. A moins qu’il ne s’agisse de quelque chose comme un signe magique: dès sa première lettre, Georges Perros se souvient qu’il a, lui aussi, il y a peu, écrit une note jamais publiée sur un livre de Bernard Noël, Extraits du corps. Il le lui écrit le 27 mai 1960:  » J’y avais retrouvé quelques-unes de mes obsessions, le goût du précis dans le noir, un grand mouvement de salubrité, pour reprendre respiration. » Echo immédiat de la lettre qu’il vient de recevoir: ils se sont reconnus comme étant de la même constellation, au sens où Perros l’écrira plus tard (20 septembre 1976):  » C’est curieux comme il se forme des réseaux d’amitié. Comme, en fait, ceux qui doivent se connaître se connaissent.ça m’avait frappé dans la constellation Melville, Hawthorne, Thoreau, Emerson, etc. Et chez les Allemands. Sans parler des Grecs. » Ces lettres sont assez espacées: parfois ils s’étaient, entre elles, rencontrés. D’autres fois, le silence. Mais le miracle, à les lire sans trop prendre garde aux dates, c’est qu’elles coulent comme une conversation dans laquelle des mois de suspension n’auraient été qu’un instant. C’est bien de cela qu’il s’agit, d’une conversation, et qui, autre miracle, ne met pas le lecteur hors jeu, ou pire, comme il arrive si souvent dans les correspondances, en posture d’indiscret voyeur. Cette amitié, cet amour même ont pour s’exprimer les mots de la plus extrême pudeur. Curieux, par exemple, comme ils sont l’un et l’autre plus portés vers l’effusion dans leur expression publique qu’en l’intimité de cette correspondance. Ainsi, c’est par une courte lettre toute de retenue, allusion en passant au cancer de la gorge dont il mourrait bientôt, que Perros accompagne l’envoi de l’article grondant des fureurs océanes comme en écho (encore) de ce dialogue entre mer et roche qu’appelait dans sa première lettre celui qui allait devenir son ami. » Nul doute, au reste, à voir ce corps ainsi travaillé, parcouru de frissons, que l’orage éclaterait, que la tempête lèverait les exigences, les écrous de ce troupeau de mots en quête d’une fente dans la grotte, entre rocs et algues complices  » écrit-il dans cet article qu’il vient d’écrire pour le numéro de la revue Givre consacré à Bernard Noël. Ce livre superbe s’appelle Correspondances. Au pluriel. Ce n’est pas pour rien.

Quittons ces hauteurs pour la basse police; mais c’est aussi bien de correspondance qu’il s’agit ici. Un peu particulière il est vrai. Il y a peu, un grand débat s’ouvrait en Suisse sur les fiches de police dressées dans les années soixante sur les militants de gauche. Jean-Stéphane Bron, cinéaste de Lausanne, a retrouvé l’un de ces militants, Claude Muret, la cinquantaine ironique aujourd’hui et passablement désenchantée qui revit, à travers ces rapports d’argousins notant le moindre de ses déplacements, une jeunesse tumultueuse. Le film s’appelle Connu de nos services. Il est très drôle car le réalisateur ne s’est privé d’aucun effet de montage entre la parole du jeune homme qui rêvait de révolution et celle du policier (lui aussi retrouvé) qui rêvait d’un pavillon en banlieue et n’en a pas moins conservé comme une nostalgie de ces temps où la jeunesse  » s’aérait  » en manifestant dans la rue. Il fait froid dans le dos, aussi, à la pensée qu’on ne pouvait téléphoner à sa mère sans qu’une oreille flicarde cherche le sens conspiratoire d’un mot de tendresse. Bref, c’est un bon film, et passe toute une époque. On avait vu Connu de nos services l’été dernier à Locarno, on l’a revu il y a quelques jours à Paris, au  » Cinéma du réel « , deux lieux où parviennent toujours de bonnes nouvelles du cinéma en train de se faire..

1. Neuf écoles d’architectures françaises participent à cette opération et accueillent chacune un écrivain: Jean-Claude Izzo intervient à Marseille, Emmanuel Hocquard à Bordeaux, Muriel Bloch à Lille, Hélène Bleskine à Nancy, Jean Rolin à Saint-Etienne, Annie Leclerc à Rennes, Hervé Prudon à Paris-La Villette et Leslie Kaplan à Paris-Villemin.

2.  » Le moins est un plus « , expression de l’architecte allemand Mies van der Rohe, reprise notamment par l’Anglais Norman Foster, concepteur du Carré d’art de Nîmes. » Ce qui est petit est beau « , a été dit par l’Américain Franck Lloyd Wright.

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