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C’est l’un des événements éditoriaux d’importance, la parution dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade de l’oeuvre poétique (et théâtrale) de Rainer Maria Rilke, cinq ans après un volume d’oeuvres en prose.

Nous disposions déjà, depuis 1972, d’une première grande édition de la poésie de Rilke, mais le volume préparé par Gerald Stieg comble des lacunes que celle-ci avait volontairement laissées et, utilisant le mode chronologique, permet une lecture qui respecte une création non figée. Né en 1875 à Prague, dans une famille catholique, d’un père qui aurait voulu faire de lui un brillant militaire et d’une mère qui favorisa son penchant à la poésie, Rilke rencontre à vingt-deux ans Lou Andreas-Salomé, son aînée de quinze ans. Celle-ci combat ses élans excessifs auxquels succède souvent l’atonie de la volonté. D’abord influencé notamment par Novalis et Kierkegaard, Rilke se tourne vers les poètes français qu’il traduit en allemand: Louise Labbé, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Valéry. De 1905 à 1906, il est le secrétaire d’Auguste Rodin, qui lui disait:  » Il faut travailler, toujours travailler « . En 1914, il a en main la première réédition des poèmes de Hölderlin. Celui que l’on avait pu prendre pour un fou est devenu un authentique poète, dont Robert Musil, lui aussi victime d’une éducation autrichienne militaire, dira, un an après sa mort (en 1926 dans un sanatorium en Suisse):  » Ce grand poète lyrique n’a rien fait que porter pour la première fois la poésie à son point de perfection « . La poésie de Rilke, première manière, est empreinte de néoromantisme. Son univers est peuplé de madones, d’anges et de fantômes. Ses images sont souvent floues. L’année 1903 est l’année charnière après le Livre d’heures, où entre le Livre de la vie monastique et le Livre du pèlerinage d’une part, et le Livre de la pauvreté et de la mort, d’autre part, s’amorce une importante évolution. Les images des Nouveaux Poèmes gagnent en réalisme; les Elégies de Duino sont un grand cri pathétique. Rilke est passé de la naissance, de l’éclosion de l’amour à l’obsession de la mort. Les images sont concrètes. Le second monde rilkéen est peuplé de mendiants, malades, aveugles, lépreux, qui hantent les hôpitaux. Rilke avait vécu de 1900 à 1902 à Worpswede, près de Brème, dans la célèbre Colonie des peintres (Otto Modersohn, Paula Modersohn-Becker, Heinrich Vogeler, etc.). C’est là qu’il avait épousé la sculptrice Clara Westhoff, pour un mariage éphémère. De ces fréquentations, et de son travail auprès de Rodin, ses poèmes acquerront l’objectivité de la  » poésie de l’objet « . Rilke peindra d’après nature des objets, des fleurs, des animaux, fera passer par sa poétique des oeuvres d’art identifiables.

Une oeuvre qui reste un défi aux traducteurs

Le temps aidant – et n’est-ce pas là la preuve d’un authentique poète ?-, Rilke aura été un défi aux traducteurs, ne fussent-ils conscients que de contribuer à la connaissance de la Weltliteratur. On ne compte plus les traductions des Lettres à un jeune poète, des Elégies de Duino (parfois traduites sous le titre Elégies duinésiennes) et des Sonnets à Orphée, sous la plume de traducteurs illustres ou non, mais dont le travail créateur nous aura toujours plus rapprochés du texte original; pour n’en retenir que quelques-uns, avec l’injustice que constitue ce type de liste: Arthur Adamov, Maurice Betz, Armel Guerne, Philippe Jaccottet, Jean-Yves Masson, Armand Robin, Claude Vigée. Tâche oh ! combien difficile, quand on sait que Rilke écrivit aussi des oeuvres en français (la présente édition en contient environ 250): le doute du traducteur est ici encore plus fort que dans d’autres cas de traduction ! N’a-t-il pas sans cesse en tête l’anecdote du chant contenu dans les Carnets de Malte Laurids Brigge ? Alors que Rilke prise la traduction de la prose traduite par Maurice Betz, Rilke traduit lui-même ce chant et sa version lui semble  » reproduire à peu près cet élan rythmique qui, dans le texte allemand, fait que la voix de la jeune fille s’élève au-dessus de la prose et se détache d’elle de son propre essor « . En fait, peu de poèmes avaient été traduits du temps de Rilke; quant à ses poèmes français, auxquels il a donné le même nom que celui de ses poèmes allemands, ils sont loin d’être des traductions. Comme le souligne Gerald Stieg:  » Bref, Rilke, le maître traducteur, est convaincu que la traduction de ses poèmes en français n’est ni possible ni souhaitable « . Dans ces conditions, forts de l’expérience notamment de Rilke lui-même où, pour magnifier la musique, la traduction attente au sens, les traducteurs (Rémy Colombat, Jean-Claude Crespy, Dominique Iehl, Rémy Lambrechts, Marc de Launay, Jean-Pierre Lefebvre, Jacques Legrand, Marc Petit et Maurice Regnault) ont accordé la priorité aux structures sémantiques, parti pris qui, vu la qualité du travail de ces derniers, a pour effet de rapprocher la poésie de Rilke de la poésie française actuelle.n F. M.

Rainer Maria Rilke, OEuvres poétiques et théâtrales. La Pléiade, Gallimard, 1890 p., 445 F.

1. Neuf écoles d’architectures françaises participent à cette opération et accueillent chacune un écrivain: Jean-Claude Izzo intervient à Marseille, Emmanuel Hocquard à Bordeaux, Muriel Bloch à Lille, Hélène Bleskine à Nancy, Jean Rolin à Saint-Etienne, Annie Leclerc à Rennes, Hervé Prudon à Paris-La Villette et Leslie Kaplan à Paris-Villemin.

2.  » Le moins est un plus « , expression de l’architecte allemand Mies van der Rohe, reprise notamment par l’Anglais Norman Foster, concepteur du Carré d’art de Nîmes. » Ce qui est petit est beau « , a été dit par l’Américain Franck Lloyd Wright.

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