Littérature populaire par excellence, le polar voit grossir l’armée d’auteurs qui s’y mettent et se multiplier le nombre de collections qui les accueillent. En cela, le roman policier ne fait que suivre une production de livres en pleine inflation. Ce n’est un bienfait ni pour les lecteurs et les auteurs ni, sans doute, pour les éditeurs.
Cependant le marché, cet être éminemment positif qui existe uniquement dans la mesure où il s’étend, justement s’étend, et en particulier le marché de la culture, qui ne se limite plus à Saint-Exupéry et Mozart, mais annexe John Lee Hooker et la science-fiction, et la bande dessinée, et le polar, et cætera. » Nul besoin d’être grand clerc pour réaliser le caractère prémonitoire de cette phrase que Jean-Patrick Manchette écrivait en janvier 1980. Le marché, inexorablement, s’est étendu, et de façon notable dans ce domaine de la littérature criminelle que Manchette pratiquait et chroniquait. Il est des chiffres qui ne trompent pas. De 471 polars parus en 1994, on est passé à la publication de 660 titres en 1996…et 821 en 1997. » Romans: le polar a le vent en poupe « , annonce pour cette raison Livres Hebdo du 23 janvier, qui ajoute: » la production de romans policiers ( 27%) dope la production romanesque qui, à 4176 titres, a augmenté de 7,52%, à peine plus que le reste de la production. Les autres secteurs de l’édition de romans connaissent une évolution plus modérée du nombre de nouveautés et de nouvelles éditions. La production augmente de 6% pour les romans et nouvelles français et de 3% pour les romans fantastiques et de science-fiction. Tandis qu’elle stagne pour les romans et nouvelles étrangers. » Ainsi le polar dynamise le secteur de la littérature, et certains résultats de ventes en témoignent. En 1997, avec un inédit et deux rééditions en poche, Mary Higgins Clark se plaçait en tête des gros succès avec 960 000 livres vendus. Toute nouveauté de James Ellroy demeure longtemps dans les tableaux des meilleures ventes. Et, en date du 1er mars 1998, les Rivières pourpres de Jean-Christophe Grangé et Mordoc de Patricia Cornwell occupent respectivement la cinquième et la sixième place du Top Livres Hebdo-Journal du Dimanche. Cela est, bien sûr, positif, mais le déferlement des livres l’est-il pour autant ?
Une inflation éditoriale qui bute sur la stagnation de la demande
Dans Livres Hebdo du 23 janvier, Fabrice Piault, notant qu’on est passé de 17 985 titres édités en 1985 à 29 220 en 1997, s’interroge sur ce qu’il appelle » la fuite en avant « : » La production de livres s’envole inexorablement. Un signe du dynamisme de l’édition française ? Certains le croyaient encore il y a quelques années.(…) Mais aujourd’hui, il ne se trouve guère d’éditeurs pour se réjouir d’une inflation éditoriale qui bute sur la stagnation de la demande et l’inadéquation des circuits de vente « . Les ventes ont reculé, ce qui tend à vérifier que l’augmentation de la production n’est pas générée par un pouvoir d’achat accru, mais par la nécessité de « faire tourner la machine » et de se « repositionner » sans cesse sur ce qu’on appelle des « créneaux porteurs », interchangeables. Le livre est de plus en plus considéré comme une marchandise pure et simple, dans un pays où la tradition éditoriale et l’exception culturelle sont de plus en plus mises à mal par la loi du marché, où la publication d’ouvrages, commerciaux ou non, est chaque jour davantage entre les mains de techniciens et de financiers, sur le modèle américain. » Il y a donc un changement radical de la nature des livres, chargés désormais de remplir des objectifs de rentabilité à court terme. L’accélération de la rotation des stocks et l’augmentation continuelle du nombre de titres ont pris le pas sur les politiques d’investissement à long terme qui caractérisaient l’économie des grandes maisons d’édition « , souligne Pascale Casanova, dans le Monde de l’éducation de mars.
Il faut donc plus de titres, plus vite tirés et à moins d’exemplaires, et, bien sûr, plus de bénéfices immédiats… Serait-ce pour d’aussi mercantiles raisons que le zapping productiviste des maisons d’édition s’est penché sur ce polar que la plupart boudaient ou méprisaient jusque là ? La réponse est à nuancer. On compte aujourd’hui pas moins de soixante-dix collections, certaines en Bretagne ou en Corse. Témoignant forcément d’une certaine vitalité, cette diversité est unique au monde. Et pas seulement la marque de l’éphémère. De récentes célébrations ont montré la pérennité de certaines collections, leur ancrage dans le monde éditorial et la fidélité intacte de leur lectorat. Ainsi la Série Noire a fêté ses cinquante ans en 1995, Rivages/Noir ses dix ans en 1996, Le Masque ses soixante-dix ans en 1997. Et c’est cette année au tour du Fleuve Noir (1) de souffler ses cinquante bougies, tandis que chez 10/18 on célébrera quinze ans d’existence de la collection » Grands Détectives « .
Nouveaux talents et vieilles locomotives, le suspense a la cote
A côté de ces » institutions » qui, chacune à sa façon, ont débroussaillé le terrain et permis une connaissance vaste et éclectique du genre, des francs-tireurs passionnés, souvent provinciaux, apportent leur pierre à l’édifice; ainsi l’Atalante à Nantes, Encrage à Amiens, la Loupiote au Poiré-sur-Vie (Vendée)… On a déjà parlé ici du succès médiatique des éditions Baleine qui diversifient aujourd’hui leur production (série de science-fiction, romans roses, collection » Tourisme et Polar « …). Mais un phénomène apparaît clairement chez les éditeurs déjà installés, quelle que soit leur taille. Ceux qui n’en possédaient pas se sont presque tous dotés d’une collection de polars, avec souvent une prééminence du livre de poche.1997 a vu la création, parmi d’autres, de Babel/Noir chez Actes Sud, de Sombres Climats, de l’Aube Noire, du Cabinet Noir aux Belles Lettres… La tendance se poursuit en ce début d’année: le Seuil va lancer une collection noire d’inédits en poche, et le mois de mars a vu l’apparition, chez l’exigeante maison le Serpent à Plumes, d’un » Serpent Noir » qui se propose de » fouiner dans les recoins les plus sombres de la nature humaine « , avec des textes urbains en prise sur le réel, polémiques, caustiques et insolents, écrits par de jeunes auteurs, des » découvertes « . Les trois premiers textes, d’une Néo-Zélandaise, d’un Zaïrois et d’un Français, devraient se caractériser par leur richesse de style, la marque habituelle de cet éditeur. Ailleurs encore, où un secteur polar existait déjà, on choisit de le dynamiser pour, comme on le dit chez Flammarion, » améliorer la position (de l’éditeur) dans le domaine du thriller et du roman policier « ; ainsi la collection » Etat de choc » doit-elle être refondue, et de nouveaux talents français révélés à côté de locomotives comme David Baldacci (Les pleins pouvoirs). Quant aux éditions Laffont, elles ont créé tout récemment un département particulier au sein de la collection » Best Seller « , spécialement destiné au suspense; le lancement, avec présence d’auteurs américains et tarifs préférentiels, s’est effectué ce mois de mars.
Dans cette bataille concurrentielle, la surenchère est parfois de mise. Ainsi quand Albin Michel accompagne la jaquette des Rivières pourpres (polar psychopathe haletant, bien mené même si l’écriture en est un peu plate) d’un bandeau redondant (Spécial » spécial suspense « ). La place est chère pour accéder aux piles des tables des librairies, et ce but provoque parfois d’inélégantes attitudes, comme de republier un ancien livre d’un auteur simplement pour qu’il figure, telle une nouveauté et sans précision du contraire, à côté d’un véritable inédit du même. Les livres » à 10 F » ne sont pas restés non plus sur le bord du créneau.
Du livre à dix francs au » Métropolice « , devinez la fin…
Les Mille et Une Nuits (avec un appareil critique toujours intéressant) ont intégré certains inédits à leur catalogue, réédité un long texte de Hammett, et repris certains des Dix petits noirs qu’ils avaient publiés il y a quatre ans. Mais c’est Librio (14 millions de volumes vendus depuis sa création en 1994) qui affiche les couleurs du genre, le jaune et le noir, avec les quatre premiers volumes de… Librio Noir. Parmi lesquels une agréable surprise, deux recueils de nouvelles de Picouly et Izzo. Le but de l’éditeur, J’ai Lu, est de correspondre à l’attente des grandes surfaces et d’un public peu fortuné, mais aussi de permettre à des enseignants (de plus en plus conscients que le polar aide à lire) d’en faire acheter et étudier à leurs élèves. Parfois la défense d’une littérature populaire de qualité peut aller de pair avec des raisons plus mercantiles… Pour finir, même si cette énumération est loin d’être exhaustive, c’est le géant des clubs du livre, France-Loisirs, qui se lance dans l’arène des pages blanches pour nuits noires. Si le club continue d’offrir des reprises de best-sellers anglo-saxons du crime, il modifie son orientation. Après avoir commercialisé un recueil de nouvelles policières françaises réalisé à partir d’un concours, il lance en juillet des « omnibus » de maîtres français du genre.ça commence avec trois recueils de trois romans de Manchette, Jonquet, Benacquista. Et c’est un indice économiquement fiable de ce que le polar français, dans ses valeurs sûres, est incontournable. Même les voyageurs du métro et du RER auront eu le loisir de le rencontrer, sous la forme de petits livres ( » Métropolice « ) vendus sur les quais dans des distributeurs, 20 F l’un, entre barres de chocolats et paquets de chewing-gum. Une opération originale des éditions de la Voûte et de la société Sélecta, en partenariat avec RTL et le Parisien… Comme quoi les idées ne manquent pas, et que la marée noire peut continuer.
Auteur, éditeur, libraire, public, le désir de jouer dans la cour dorée
Le mot polar est donc sur toutes les lèvres, des projets et des manuscrits sur les bureaux de toutes les directions éditoriales. Le temps serait donc venu – pour paraphraser un Chinois célèbre – que cent fleurs s’épanouissent et que cent écoles rivalisent. Du point de vue de la créativité, l’idée séduit. Mais est-ce le vrai ou le seul critère ? François Guérif, éditeur de polars depuis vingt ans, de Red Label à Rivages, se montre dubitatif: » Je ne suis pas sûr que le déferlement actuel soit un signe d’excellente santé, pour la bonne raison que je ne pense pas que le lectorat du polar a été multiplié par deux ou trois comme l’ont été les publications. Ce lectorat a un peu augmenté, mais la multiplication des parutions vient d’ailleurs. Les temps sont difficiles et un certain nombre d’éditeurs, à la recherche d’un marché porteur, se disent: tiens, le polar ça marche, donc on va en faire. Dire que, pour certains, il aurait été absolument inenvisageable d’abriter une collection policière il y a quinze ans !… » L’inflation éditoriale pose plusieurs problèmes. Pour le lecteur d’abord. L’acheteur potentiel a ses propres limites financières; il ne connaît pas tout, ne peut ni tout acheter ni tout lire. Dans le Journal du Polar n°3, Bruno Icher s’interroge: » Comment discerner, dans la pléthorique production, les spécificités de chaque collection ? Il faut être sacrément spécialiste pour savoir que telle collection publie plutôt des romans noirs, tandis que telle autre privilégie des inédits d’auteurs contemporains. » Et les auteurs ? Bien sûr, davantage de supports existent aujourd’hui et de plus en plus d’entre eux sont publiés – le temps parfois d’un ou deux livres. Mais a-t-on le temps de bien s’en occuper ? Et l’on peut douter que l’accroissement des commandes faites aux auteurs corresponde à un accroissement de leurs » à valoir » (cette avance donnée avant l’écriture du manuscrit), donc de leurs gains. Autre élément clé: le libraire, obligé de plus en plus de jouer les chaînons manquants alors que c’est lui l’intermédiaire entre éditeurs et public. Confrontés à des problèmes de place et de trésorerie insurmontables, ils sont désormais saturés. Autre effet pervers de ce déferlement et, fait plus grave, le travail d’éditeur n’est pas toujours accompli dans les règles de l’art. » Etre éditeur, ça ne signifie pas seulement acheter un livre, le faire traduire et le publier. C’est entretenir des contacts avec les auteurs, discuter des manuscrits, relire et corriger des textes, modifier des traductions… Tout cela est parfois pénible, peu gratifiant, même si c’est un métier passionnant. » (F. Guérif).
Le polar peut donc paraître une poule aux oeufs d’or facile d’approche, une cour aux murs dorés dans laquelle chacun a envie de jouer. La partie est en cours, et tant mieux si, dans cette floraison – où, redisons-le, l’économie a plus qu’un mot à dire – lecteurs et auteurs trouvent encore leur bonheur. Mais nécessairement les maisons vont à un moment, de par les résultats financiers de leurs collections, se poser la question de la pérennité de ces dernières…et pour certaines passer à autre chose, plus immédiatement bénéfique. » Dans ce genre de situations, pronostique Claude Mesplède, président de 813, l’Association des amis de la littérature policière, ceux qui resteront, ce seront les plus forts, ceux qui ont déjà fait du bon travail et qui pour cela ont pignon sur rue. Et puis ceux qui occupent un créneau différent des autres, original, avec un véritable projet éditorial. » Parmi ceux-ci, la collection » Soul Fiction » chez L’Olivier (quatre titres par an) occupe une place de choix. Elle ne publie que des auteurs noirs d’une littérature de même couleur, américains, anglais, jamaïcains… Les livres, blacks dans l’âme, durs, violents, collent à la réalité sociale, décrivent une époque, un milieu et resituent l’oppression des Noirs. Largement ignorés à l’époque de leur parution originale, ces textes, pour la plupart d’une écriture superbe et forte, gorgés de musique, de rythme et de tempo, trouvent aujourd’hui un écho grandissant. L’amateur de romans noirs comme le citoyen antiraciste ne pourront que s’en réjouir. Un jour ou l’autre, la marée va se retirer. Des naufrages sont à prévoir. Espérons que les pertes et les fracas toucheront surtout les opportunistes et les faiseurs. En tout cas, la poussée actuelle du polar aura attiré (pour un temps) l’attention des médias sur le genre, permettant à d’autres gens de découvrir le polar et de s’y attacher. » Et du boom actuel, il restera quelques auteurs qui ont du talent, le reste passera comme la rosée sur l’herbe des champs » (Manchette).
1. La collection policière du Fleuve noir, souvent décriée, a accompli une véritable métamorphose et propose des inédits français, allemands, autrichiens, italiens, canadiens, américains de grande qualité; elle lance par ailleurs » Nuit Grave « , une collection de » textes courts, écrits dans l’urgence, avec ferveur, qui parleront des préoccupations d’aujourd’hui, de la désespérance sociale, voire existentielle « , vendus seulement 25 F.
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