La crise des migrants a connu un tournant dans les médias et sur les réseaux sociaux, où les mots et les images ont notamment marqué l’abîme qui s’est creusé entre la « gauchosphère » et sa représentation politique et médiatique.
Bien entendu, une émotion (ou même une prise de position intellectuelle) ne font pas encore une politique. Mais, on l’a bien vu avec le retentissement de la photo du jeune garçon retrouvé mort sur une plage turque, la prolifération des nouveaux moyens de communication, l’accès à des sites d’information étrangers et le poids des réseaux sociaux ont obligé le pouvoir politique français à tenir compte d’une évolution de « l’opinion publique ». Et non seulement le pouvoir politique, mais également le pouvoir médiatique dominant.
On a ainsi vu, comme rarement, la puissance des plus grands journaux français contestée par un public qui, désormais, soulève la question du silence des médias français. Au point que ceux-ci se sont vus tenus de ce critiquer eux-mêmes, sous la contrainte d’une multiplication des discours publics, des instances d’évaluation, des espaces de discussion associés à la diffusion des images des migrants. Fallait-il, oui ou non, publier la photo du jeune garçon ? Le débat qui a agité les éditorialistes français a, de fait, été tranché : les internautes, ne s’autorisant désormais plus que d’eux-mêmes, ont massivement partagé une image qui exprimait, autant qu’une émotion, une sorte de révolte spontanée contre des politiques criminelles, et d’insurrection contre la représentation médiatique d’un état de l’opinion censé légitimer celles-là.
L’ouverture d’un espace
Certes, « l’opinion publique » française reste encore fluctuante et, qu’elle se manifeste dans un sens favorable aux migrants ou non, largement imprévisible. Reste que, et c’était peut être le plus imprévu au regard de ces dernières années, pour la première fois peut-être, elle s’est pour partie mobilisée, organisée même, en faveur des migrants. Là où, auparavant, les plus réactionnaires des « intellectuels » occupaient le devant de la scène médiatique, on a vu se multiplier les prises de positions intellectuelles. Quoi que l’on pense de chacun d’entre eux, Jürgen Habermas, Slavov Jizek, et bien sûr Erri de Luca, ont sans doute, à leur manière, contribué à réveiller une opinion médiatique assoupie ou tétanisée. D’autant plus que Le Monde, qui a publié conjointement leurs tribunes, y a associé reportages, récits, infographies, sous le hashtag #JourdeMigrants, qui a largement contribué à leur diffusion massive sur les réseaux sociaux. Comme si le « journal de référence français » s’ajustait soudain à un espace public qui ne pouvait plus être, simplement ou seulement, celui des représentations médiatiques ou politiques dominantes.
Bien plus, on a vu apparaître un espace de réflexion critique sur l’histoire du débat public relatif aux questions migratoires. Ici, c’est Benjamin Stora qui appelle à « mesurer les ravages exercés dans la société française par les idéologies qui se sont développées depuis une vingtaine d’années, visant à discréditer, détruire tous les mouvements se réclamant de l’antiracisme ». Là, c’est Nicolas von Bülow qui réaffirme que les migrants sont « notre image, une chance inouïe, une occasion de nous arracher de trente années suicidaires, au cours desquelles nos hommes politiques n’ont bâti leurs routines que sur l’anxiété, la peur et le repli, jusqu’à l’absurde ».
Ce sont aussi des intellectuels spécifiques, des géographes spécialistes des questions frontalières comme Anne-Laure Amilhat Szary, ou des anthropologues, des politologues spécialistes des flux migratoires comme Michel Agier et François Gemenne, qui se sentent à présent tenus de prendre la parole pour exprimer une indignation. Mais aussi d’avancer, là où les politiques publiques font défaut, des propositions plus rationnelles et plus réalistes que les solutions de repli ou de rejet qui, jusqu’ici, dominaient sans partage l’espace des médias et des réseaux sociaux.
Ces réflexions, ces prises de positions constituent autant de points d’appui stratégiques pour réagir et résister à la parole dominante. C’est ainsi qu’on a pu assister à l’émergence d’une sorte de contre-parole, étonnante tant dans sa forme que dans sa provenance quand resurgissent des archives inattendues : une intervention de Fatou Diome, ou la savante préface de Pierre Bourdieu au grand livre d’Abdelmalek Sayad sur l’immigration.

Bien sûr, les internautes de gauche, exaspérés de lire des commentaires racistes ou xénophobes, n’hésitent pas à recourir également à l’humour pour contrecarrer, ridiculiser ou pointer les contradictions de la « fachosphère » (notamment les posts appelant à se soucier, soudain, des SDF).


Tout se passe donc désormais comme s’il s’agissait de ne plus raser les murs et baisser la tête, de réaffirmer et tenir des positions malgré la prégnance – et la virulence – du discours anti-migrants :

Mieux même, c’est sous forme d’images ou de vidéos-choc, rencontrant un succès inattendu, comme l’image postée par Regards (ci-dessous), qui a atteint plus d’un million de personnes sur Facebook. Peut-être parce qu’elles condensent une nouvelle conscience politique, que les internautes disent leur dégoût d’une politique migratoire dont les résonances sont particulières dans le contexte global.

Monde de merde.
Posted by Tim Soret on jeudi 3 septembre 2015
Qu’on n’imagine pas, toutefois, que cette mobilisation reste simplement virtuelle. Si elle ne s’est pas traduite dans des formes de mobilisation traditionnelle (pétitions, manifestations de masse, etc.), elle débouche néanmoins sur des actions de solidarité locales et concrètes. Mediapart l’a rappelé durant tout l’été à travers une série de sept portraits de Français accueillant les migrants : ces initiatives, si elle débordent les organisations classiques (partis, syndicats, etc.), ne relèvent pas d’une spontanéité compassionnelle. Là encore, notamment à Paris, mais ce serait également vrai à Vintimille, à la frontière franco-italienne, elles s’organisent autour des réseaux sociaux.


Et chaque fois, à bien y regarder, on trouverait là autant d’initiatives pratiques (fournir de la nourriture, des couvertures, des vêtements propres, des téléphones, assurer l’apprentissage du français, etc.) que des éléments d’une véritable réflexion sur l’abolition des frontières et la convention de Dublin, la lutte pour la fermeture des centres de rétention et contre les violences policières.
Alors, comment s’expliquer que toutes ces mobilisations, ces actions ne se traduisent pas en termes proprement politiques ? Ne soient pas le point de départ d’une transformation effective des politiques publiques ? Là encore, il faut sans doute le demander à Internet. Et il faut dire que la réponse est cinglante. Comment, en effet, faire encore confiance à représentants qui n’hésitent pas, avec le cynisme le plus complet, à jouer sur le registre de la compassion, quand ils se révèlent réticents, ou incapables de prendre la mesure d’un problème qu’ils ont contribué à créer ? Et encore moins capables de mener des politiques à la hauteur de l’événement.

— Sébastien Fontenelle (@vivelefeu) 5 Septembre 2015








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