Centenaire de la naissance et cinquantenaire de la mort de Serguei Mikhailovitch Eisenstein (1898-1948), l’auteur de la Grève d’Alexandre Nevski et d’Ivan le Terrible. Quelques images d’un génie du septième art.
Eisenstein a été le témoin de la fin d’une époque et le chantre d’un monde nouveau. Comme Brecht, son exact contemporain né trois semaines après lui, il est arrivé à l’âge d’homme au sortir de la Grande Guerre, sanglante accoucheuse du XXe siècle. Tous deux ont vécu une révolution, aussitôt écrasée en Allemagne, triomphante en Russie mais bientôt dévoyée et confisquée. Tous deux ont pratiqué et théorisé une esthétique d’avant-garde au service d’une idéologie révolutionnaire et sont morts prématurément, laissant dans la culture européenne une trace indélébile.
Refoulement et » théorie des excitants esthétiques »
En 1918, le jeune Serguei s’engage dans l’Armée rouge, à l’heure même où son père émigre en Allemagne: Mikhaïl Eisenstein, architecte réputé, a enrichi Riga, leur ville natale, de somptueux immeubles de style Art Nouveau dont le futur cinéaste n’oubliera pas le flamboiement baroque. Enfant, il a été déchiré par le départ de sa mère tendrement aimée, quittant le domicile conjugal pour des raisons sentimentales et le laissant aux prises avec un père dont il supportait mal l’autorité: ce drame familial, aux résonances intimes jamais apaisées, est considéré par certains de ses biographes, Marie Seton et Dominique Fernandes (1), comme une clé fondamentale de sa personnalité. On a récemment pu voir sur Arte le remarquable documentaire de Naoum Kleiman, conservateur des archives Eisenstein à Moscou, intitulé la Maison du maître. L’auteur s’y livre à une analyse approfondie de la vie et de l’oeuvre du cinéaste à travers le thème de la place de l’image paternelle dans sa création. Au début des années 20, Eisenstein se trouve un père de substitution en la personne de Meyerhold, figure tutélaire du théâtre russe de l’époque, maître très autoritaire qui supporte mal la volonté d’indépendance de son disciple. C’est bientôt la rupture: » Je n’ai pas eu de chance avec mes pères « , dira plus tard le cinéaste. Et avec sa mère ? Elle l’avait trahi, et la voilà qui ressurgit dans sa vie en 1924, hargneuse, grincheuse. Il s’emploie à éloigner cette caricature de la mère abusive qui » ne parvint pas à lui faire haïr les femmes, seulement à les redouter « , écrira Marie Seton, précisant qu’Eisenstein lui a affirmé ne pas être homosexuel mais estimé » avoir en quelque façon une tendance bisexuelle dans le domaine intellectuel « . Ainsi s’expliquerait l’autre trait marquant de sa personnalité, ses rapports platoniques avec les femmes (dont celle qui fut sa compagne officielle à partir de 1934, Pera Attacheva) et son attirance, non moins platonique, pour le beau Gricha Alexandrov qui fut son ami puis son assistant tout au long de sa vie. Soumettant ses pulsions charnelles à une douloureuse répression, il reporte toute son énergie sur la création artistique. Son premier film, la Grève, foisonnante explosion baroque, est marqué par les leçons de Meyerhold (la biomécanique) et les expériences de Koulechov, le fameux » effet » du même nom, démonstration de la vigueur signifiante du montage, qu’il met en oeuvre et théorise sous le vocable de » montage des attractions » et où il s’amuse à déceler une » théorie des excitants esthétiques « .
La grande fâcherie, la mise à l’index du » cinéma de poésie »
Ce procédé filmique étonnamment efficace, il ne l’utilise pourtant pas dans le Cuirassé Potemkine, peut-être parce que l’effervescence dramaturgique et plastique de son film précédent n’a pas été appréciée et que, cette fois, il s’agit d’une commande de l’Etat pour le XXe anniversaire de la Révolution de 1905. Ici, la technique et la dramaturgie sont admirablement maîtrisées dans la mise en valeur du thème révolutionnaire: l’oeuvre » se présente comme une chronique des événements et opère comme un drame (…) sous la forme strictement codifiée de la tragédie en cinq actes » et elle tire sa force de conviction du « pathétique », c’est-à-dire de » ce qui éveille au plus profond du spectateur un sentiment d’enthousiasme passionné « . Soucieux d’impliquer dans le spectacle la réceptivité du public, Eisenstein cherche à » insérer l’émotivité et la raison du spectateur dans le processus de création « , ce qui n’est pas loin des tentatives de Brecht à la même époque. Mais ce principe, qui » oblige le spectateur à suivre la voie qu’a suivie l’auteur dans sa création « , sera toujours objet de polémiques, parce qu’il capture le public en le captivant: à l’opposé, Vertov, champion du Ciné-oeil, proclame » Vive la vie telle qu’elle est ! « , et plus tard lui fera écho Tarkovski affirmant que cette technique » empêche le spectateur de vivre ce qui se passe à l’écran comme sa propre vie « . Mais le film remporte un triomphe et son auteur est sacré nouveau génie du cinéma. Il a entrepris le tournage de la Ligne générale quand il doit l’interrompre pour réaliser Octobre où il poursuit et approfondit sa pratique du montage: non pas un simple procédé de narrativité linéaire mais une technique d’assemblage signifiant où » la juxtaposition de deux fragments de film ressemble plus à leur produit qu’à leur somme « . Quand il revient à son film inachevé, la dékoulakisation bat son plein et la » ligne générale » a changé: rebaptisé l’Ancien et le Nouveau, le film sort avec une fin imposée par Staline, un ballet de tracteurs labourant en rond, illustration étonnante de la métaphore eisensteinienne qui voulait qu’un film soit » un tracteur qui laboure le psychisme du spectateur « . Les temps ont changé. Staline est devenu le seul maître à bord et Eisenstein, comme le peuple russe, se retrouve avec un nouveau père, aussi autoritaire que le tsar déboulonné et le géniteur enfui. Pourtant, le dictateur consent, privilège déjà exceptionnel, au voyage du réalisateur, de son assistant et de son opérateur en Europe et aux Etats-Unis et leur prodigue de paternelles recommandations: « Etudiez avec soin le film sonore. C’est très important pour nous. » Mais le refus des projets du cinéaste par les producteurs hollywoodiens et l’arrêt du tournage de Que Viva Mexico alourdissent l’atmosphère: le Père finit par se fâcher et télégraphie au commanditaire du film mexicain qu’Eisenstein » a perdu la confiance de ses camarades » et qu’il n’est pas loin d’être considéré comme un » traître « .
C’est un homme meurtri qui rentre à Moscou en 1932: il n’a même pas pu, et ne pourra jamais, voir le matériel tourné au Mexique, frustrante mésaventure analogue à celle que vivra dix ans plus tard Orson Welles avec son film brésilien, It’s All True. Il se voit refuser plusieurs projets de films, assiste à la sacralisation du réalisme socialiste au Congrès des Ecrivains de 1934, puis reçoit une volée de bois vert à la Conférence des cinéastes en janvier suivant: on l’accuse de » formalisme » et l’on condamne le » cinéma de poésie » qu’il pratique alors que la prose est désormais à l’ordre du jour. Deux ans plus tard, après la brutale interdiction du Pré de Béjine, il est contraint de se livrer à une nouvelle » autocritique « , beaucoup plus approfondie et d’autant plus humiliante, sans doute, même s’il s’y affirme décidé à faire des films » conformes à la vie » après avoir reconnu des » fautes » dues à un » travail subjectif » et, ajoute-t-il, à son » habitude de l’introversion et de l’isolement « .
Au-delà du réalisme socialiste, vers l’ » émotivité du public »
Il semble alors décidé à rentrer dans la ligne. Il constate que plusieurs de ses contemporains sont interdits de travail (Koulechov, Vertov). Aussi, quand il reçoit la commande d’Alexandre Nevski, tout en proclamant » le patriotisme est mon thème ! « , il transcende le réalisme socialiste par un souffle épique capable d’influer sur l’ » émotivité » du public. L’énorme succès du film conduit les dirigeants à lui confier la réalisation d’Ivan le Terrible, grandiose entreprise qui va lui demander cinq ans de travail et se terminer par l’interdiction de sa seconde partie, sous prétexte qu’elle est » anti-historique » et surtout parce que Staline désapprouve l’image terroriste qu’elle donne du tsar dans lequel il veut se reconnaître. Durant les dix-huit mois qui lui restaient à vivre après cette condamnation, Eisenstein eut le temps d’en méditer l’imposture. Accusé de bafouer la vérité historique, il pouvait à bon droit s’enorgueillir d’avoir toujours lutté pour imposer sa vérité d’artiste. M. M.
Marie Seton, Eisenstein, Seuil, 1957 Dominique Fernandes, Eisenstein, Grasset, 1975
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