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A lire Le mouvement » beat » des années 50 n’est qu’une bande de copains. Mais si proche de la jeunesse d’alors qu’il en devient le porte-parole. Sans l’avoir prévu.
Débuts des années 50, Etats-Unis d’Amérique. Tout va bien. Le maccarthysme prend son essor, la guerre de Corée aussi. On est fier d’être Américain. Les dix années de la Dépression ne sont plus qu’un souvenir, la Deuxième Guerre mondiale a été gagnée grâce aux valeureux GI, les premiers buildings de verre étincellent, le capitalisme populaire est en pleine croissance, Eisenhower est président, oui, tout va bien. Ou presque. Parce que, d’un coup, il y a comme qui dirait des signes de malaise. Le rock’n roll déboule, avec Bill Haley et Elvis Presley. Musique de sauvage, musique de nègres, les gamins se trémoussent comme des fous, qu’est-ce qu’il leur arrive ? Brando fait un malheur dans l’Equipée sauvage, les adolescents se prennent pour James Dean et, d’un air buté, revendiquent leur Fureur de vivre, les plus déchaînés sont fiers d’être de la Graine de violence et des Rebelles sans cause, la jeunesse était une étape lumineuse et innocente, voilà qu’elle devient un phénomène de société. Quelle tristesse: tous des beatniks ! C’est très curieux. Au départ, et ma foi, à l’arrivée aussi bien, le mouvement » beat « , ce n’est qu’une bande de copains. Une toute petite bande. Une dizaine. Mais ce micro-groupuscule est à l’évidence si parfaitement contemporain de la sensibilité diffuse des teen-agers du temps, si étonnamment proche des aspirations jusqu’alors inarticulées d’une jeunesse fâchée, et rêveuse, qu’il va devenir son porte-parole, sans du tout l’avoir prévu. Et, comme toujours, ce n’est pas sans malentendu.
Fureur de vivre, Graine de violence, Rebelles sans cause
Le noyau, c’est Jack Kerouac, Allen Ginsberg, William Burroughs, et Neal Cassady. Trois écrivains, et une légende. Jack Kerouac, né en 1922, descend d’une famille d’émigrés québécois en Nouvelle Angleterre, chez lui on n’est pas riche, on n’est pas cultivé, et on parle le français des canuks. Il a une dégaine de bûcheron, s’est plus intéressé au football qu’aux études, s’est engagé pendant la guerre sur un navire de la marine marchande, et alterne les crises de puritanisme dépressif et celles d’éthylisme survolté. Allen Ginsberg est le fils d’un professeur paisible et d’une poétesse marxiste qui souffre de troubles mentaux, il a tout pour réussir brillamment à l’Université, il est brillant, agité, et tourmenté par une homosexualité que l’époque ne pousse pas à assumer. William Burroughs, le plus vieux du groupe puisqu’au milieu des années 50 il a la quarantaine, est le très indigne rejeton d’une honorable famille d’industriels, dont le plus célèbre est son grand-père, qui a inventé la machine à calculer. Il est le plus » intellectuel » du groupe, il est, aussi, le plus porté sur l’illégalité. Ah ! Et c’est là que commence le malentendu.
Kerouak, génie vagabond, déchirures, éblouissement
Kerouac, Ginsberg, Burroughs, et leurs amis, vont faire naître un mythe. Parce que Kerouac est lié à un drôle d’ange blond arrogant, qui fait la une des journaux pour avoir tué un copain trop entreprenant à son égard; parce que Burroughs tue sa femme en jouant à Guillaume Tell; parce qu’ils fréquentent tous, initiés par le grand Bill, des drogués et des prostitués; parce qu’ils zonent dans les bas-fonds; parce que Kerouac traverse l’Amérique avec Neal Cassady, voleur sexy, prêt à toutes les aventures, du moment qu’elles vont vite et de préférence droit dans le mur. Ils sont déjà une épopée avant même d’être célèbres. Parce qu’ils incarnent le bon vieux cliché, cher aux petits bourgeois, de l’artiste maudit. Si on y ajoute que Ginsberg décide un jour d’afficher son homosexualité, au sens propre du terme, que Burroughs et lui carburent à des substances toxiques destinées à leur ouvrir » les portes de la perception « , et qu’ils se suffisent de très peu pour vivre, de préférence ailleurs, tout est en place pour qu’on célèbre leur » bohème » en croyant célébrer leurs » poèmes « . C’est Kerouac qui baptise ce qui n’est pas un mouvement, mais le deviendra, en trouvant le mot « beat ». C’est quoi, beat ? S’y conjuguent deux sens: dans l’argot des laissés pour compte, cela signifie « fichu, ratissé », proche donc de « beaten », battu. Très bien. Les « beats » sont donc du côté des perdants. C’est forcément sympathique, dans un pays où Dieu, la morale et le bon goût exigent de réussir. Mais le « beat », c’est aussi la pulsation de la batterie. Aussi, et surtout. Kerouac comme Ginsberg vont écrire des poèmes (et peu importe que Kerouac soit surtout l’auteur de « romans »), qui se disent, se scandent, s’improvisent, qui renouent avec la tradition orale du « prêcheur », et du musicien. » Je veux être considéré comme un musicien de jazz qui souffle un long blues dans une jazz session d’un dimanche après-midi. » Mais ce n’est pas tout. » Beat « , c’est aussi l’abréviation de » beatific « , et c’est l’autre dimension du mouvement qui s’énonce là: la quête mystique de l’illumination.
Burroughs, au-delà des portes de la perception
Kerouac, Ginsberg, Burroughs (même s’il est à vrai dire à part), vont changer le paysage. Par leur image, d’abord, de révoltés, de jeunes hommes en colère, qui refusent les conventions sociales et cherchent à vivre la liberté de leurs désirs. C’est cette image qui donnera naissance aux « beatniks », dont l’étrange suffixe rappelle qu’on vivait alors le temps des spoutniks, de la guerre froide, de l’inquiétude et des rêves scientifiques. Puis, plus profondément, par leurs écrits. Car ce qui apparaît (ou réapparaît) avec eux, c’est la nécessité d’explorer l’espace, l’espace du dehors comme celui du dedans, la nécessité d’abolir les frontières, qui est un des grands thèmes de l’imaginaire américain (et dont le corollaire est, évidemment, l’angoisse devant l’étranger). C’est la nécessité d’explorer la vie, de la brûler, de prendre tous les risques, pour parvenir à la vérité de la présence sur cette terre, pour n’être plus qu’une étincelle divine: autre grande constante de l’imaginaire américain, assez étonnamment porté sur le mysticisme. Les Beats proposent aux beatniks de tourner le dos au confort, à l’argent, à la carrière, aux règles convenues, pour prendre la route. On the road. Pour se libérer des attaches, en n’étant plus que disponibilité. A ce qui surgit. Les Beats proposent aux beatniks d’essayer toutes les voies qui peuvent mener à l’extase, à devenir Dieu, ce qui n’est pas très différent de devenir un artiste. Kerouac dresse une liste des points essentiels à respecter si on veut être « beat »: » Carnets secrets, couverts de gribouillis et pages follement dactylographiées, pour votre propre plaisir. Sourire à tout, ouvert, à l’écoute. Soyez amoureux de votre vie. Eliminez l’inhibition littéraire, grammaticale et syntaxique. Comme Proust, soyez à la recherche du joint perdu. On est constamment un génie. »
Ginsberg, poète- impricateur-prophète désormais classique
En 1957, Sur la route, de Kerouac, est un événement. Martin Luther King a engagé sa grande lutte non violente. Des émeutes raciales éclatent à Little Rock. Ginsberg est accusé » d’obscénité » pour son premier grand poème Howl, et Burroughs prépare le Festin nu, qui sera interdit, en France, à la vente aux mineurs. Kerouac va écrire quelques romans au lyrisme splendide, où il chante le vagabondage et les déchirures et l’éblouissement. Ginsberg va s’affirmer comme un poète-impricateur-prophète, désormais classique, Burroughs va poursuivre une oeuvre indispensable, hénaurme, incroyablement inventive, » fondu déchaîné sur un air de mambo « , porté par la conviction que » c’est la société dite normale dont la structure est pathologique. La première des drogues hallucinogènes, c’est le time « , et mené par le désir de nous » déprogrammer « . Par leurs vies légendaires et leurs oeuvres radicales, ils ont cristallisé le désir d’une vie autre, chez les jeunes Américains qui étouffaient entre la paranoïa anticommuniste, le puritanisme hystérique, et l’idéologie de la réussite à tout prix. En 1969, Kerouac meurt. Quelques mois après, c’est Woodstock: les hippies ont pris la relève des beatniks, la » génération hallucinée » a fait place à la génération des nécessaires utopies, la révolte se politise. Sacrée histoire. En 1997, Ginsberg et Burroughs sont morts. Il n’y a plus de beatniks, plus de hippies. Reste le beat: la pulsation sourde de l’aspiration à ce que la vie devienne vivante. Pour tous.
A lire
Jack Kerouac,
Sur la route, les Souterrains, les Clochards célestes, Vraie Blonde et autres, Vieil Ange de Minuit (Gallimard). Les Anges de la Désolation (Denoël).
Allen Ginsberg,
Howl. Journaux. Kaddish, Christian Bourgois
William Burroughs,
le Festin nu, trad.(magnifique) d’E. Kahane, Gallimard, Trad. Mary Beach et Claude Pélieu-Washburn, Christian Bourgois. La Biographie de Gérald Nicosia, éd. Verticales.
Alain Dister,
la Beat generation, Gallimard-Découvertes
Joyce Johnson,
Personnages secondaires. Trad. B. Matthieussent, 10/18 (un témoignage sur l’époque et ses acteurs, par l’une des compagnes de Kerouac)
Un long entretien avec Allen Ginsberg, par Jacques Dimet et Christian Kazandjian, a été publié dans le spécial Tour du monde 93, supplément de l’hebdomadaire Révolution.
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