Cette chronique se faisait, si l’on ose dire, » dans la tête « , avant même de s’écrire. Comme chaque mois: on pense à un sujet, un autre vient, qui s’emboîte avec, ou pas. Ce mois-ci, il allait être question de ces quatre volumes d’un livre de l’historien Adolphe Dupront, le Mythe de croisade, une étourdissante traversée des siècles, prenant le temps à rebrousse-poil pour lire d’entrée les traces laissées par la croisade dans les mentalités et les comportements mêmes des hommes jusqu’à nos jours, et n’en venir qu’à la page 1291 à la » physique » de ces croisades qui portèrent tout un peuple d’Occident vers Jérusalem et le tombeau du Christ. Livre admirable, bonheur de toutes pages, où l’on passe de Catherine de Sienne, » déployant (au quatorzième siècle) ses visions jusqu’à la hantise » à Don Quichotte, » prodigieux malade « . Cela dans une langue âpre, comme bruissant du choc des lances sur les écus. C’est que Dupront n’est pas un embaumeur d’histoire: » Lorsqu’on touche à la vie, écrit-il (page 432) qui peut avoir l’autorité de juger ? L’historien moins que quiconque, puisque son objet est de susciter la plus grande présence de vie. » Cette » présence de vie « , bien sûr, ramenait à Michelet et à ce » tableau de la France » qu’il publia en 1833 en tête du second volume de son Histoire de France. Venant à parler des Pyrénées, il écrit ceci, qui, en quelques mots dit à quel point il vivait l’histoire qu’il écrivait: » Ce n’est pas à l’historien qu’il appartient de décrire et d’expliquer les Pyrénées. Vienne la science de Cuvier et d’Elie de Beaumont, qu’ils racontent cette histoire antéhistorique… Ils y étaient, eux, et moi je n’y étais pas, quand la nature improvisa sa prodigieuse épopée géologique, quand la masse embrasée du globe souleva l’axe des Pyrénées, quand les monts se fendirent, et que la terre, dans la torture d’un titanique enfantement, poussa contre le ciel la noire et chauve Maladetta. »
Ainsi s’agençait cette chronique, autour de l’histoire, et peut-être y aurait-il eu deux films de Georges Rouquier, récemment revus, Farrebique et Biquefarre, de 1946 et 1984, sur une France rurale quittant le Moyen Age pour le vingtième siècle. Il ne restait plus qu’à se mettre à la machine, à développer. Et puis est survenue la mort, à soixante ans, de François Hincker, camarade de tant de partages. Impossible d’écrire d’autre chose que de ce deuil. Impossible, aussi, de parler de lui. Mieux vaut lui laisser la parole, avec ses mots à lui, son débit heurté, jusque dans l’écriture. Il parle ici depuis le temps même où il traversait ce qui pour lui était une épreuve, et peut-être l’aurait-il dit autrement, plus tard, mais voilà… Au mois d’octobre 1981, il avait, dans un hebdomadaire, dit pourquoi il ne voulait plus rien avoir de commun avec ce parti auquel il avait donné tant de ses enthousiasmes. Je lui avais envoyé un mot pour lui dire sans doute que, si j’avais été choqué de le voir s’exprimer dans » l’autre presse « , je le comprenais et l’aimais toujours. Je reçus en retour, le 10 octobre, la lettre que voici :
» Mon cher Emile,
Ta lettre me fait un immense plaisir. Puisque, quant aux opinions, chacun peut se tromper – jamais totalement mais toujours un peu – il y a entre nous une chose au fond: oui, j’ai sauté le pas, et me suis exprimé publiquement. Ce que je refusais avec horreur fut ébranlé le jour même où je mis les pieds dans une séance du CC: je sortais de la cellule, de la section, de la fédération, de la NC où je me colletais au réel, aux choses, aux hommes, à la vie, et j’arrivais dans un monde clos, égocentrique, fantasmatique. Mais tant que la politique était bonne, ou plutôt tant qu’elle allait dans le bon sens, je me disais: peut-être est-ce au prix de la clôture qu’on paie la justesse, après tout les savants ne quittent pas leur laboratoire et ne sont pas des modèles d’humanité.1977/1978, ça portait un coup sérieux à la confiance dans la capacité d’intelligence, mais enfin… On était tout humble, on promettait d’écouter, de discuter, Vitry, le XXIIIe Congrès, l’IRM, Révolution, Bobigny: gardons confiance encore. Et puis vint certain jour où je refusais de signer la pétition sur l’Afghanistan, tout simplement parce que je n’étais pas d’accord tant qu’on ne me convainquait pas et que j’ai toujours eu la faiblesse de penser qu’il ne fallait faire que ce dont on était convaincu. Et je m’entends dire: je ne te demande pas d’être convaincu, je te demande de signer parce que tu es un dirigeant et que, quand un dirigeant ne signe pas, où va-t-on ? On regardera qui a signé et qui n’a pas signé… Ce jour-là j’ai compris: comme jadis Staline et les divisions blindées du pape, ils ne comprennent que les rapports de force. Or, le mode de fonctionnement du parti étant tel que les rapports de force intérieurs sont totalement inopérants – j’étais suffisamment payé comme ancien membre du CC pour savoir comment on fait pour empêcher que les pensées divergentes aient quelque influence que ce fût – ne restent que les rapports de force extérieurs, le Parti, Dieu merci, étant immergé dans la société globale. La Pologne m’a confirmé dans cette certitude: si l’URSS avait son » Solidarité « , la face du monde en serait changée parce qu’alors il y aurait une petite chance pour que le PCUS devienne (ou redevienne) un véritable parti communiste: rien de tel que le vent du boulet pour réveiller les morts. Je suis, avec ceux de » Rencontres communistes « , quasi exclu et cependant j’ai la certitude que ce que j’ai fait avec d’autres depuis six mois a été plus efficace que ce que j’ai fait pendant vingt-sept années auparavant: pour la première fois, ils sont inquiets parce que, précisément, ça ne peut pas se régler par les recettes éprouvées en vertu de quoi on saucissonne, on compromet, on anesthésie. C’est sans doute dans le court terme trop tard: les meilleurs sont déjà partis ou prêts de partir. Mais j’ai un optimisme historique: quand le mouvement communiste en France renaîtra de son sommeil, après ce qui s’est passé, il ne pourra plus être comme avant. Or, il renaîtra; il est sur le sable comme un poisson, le PS de son côté n’est pas un parti mais un appendice de l’Etat comme toujours quand un PS est au pouvoir; en même temps, un héritage de militantisme et d’idéologie révolutionnaire ne peut pas se perdre si vite, d’autant plus qu’il vient quand même de se passer quelque chose en France… Alors, comme disait la chanson, t’en fais pas, Nicolas… Mais il ne faut pas qu’alors revienne le temps d’un parti militaire et religieux. Relis l’exergue de mon bouquin, deux phrases de cet excellent Verret dans ses Dialogues pédagogiques: pour qu’un million ne se trompe plus de vérités, il faut, il faut absolument que s’affrontent la vérité du moment et la contre-vérité, le pouvoir du moment et un contre-pouvoir. Il faut qu’il y ait quelque part quelqu’un qui puisse dire: je suis pas d’accord et que cela devienne quelque chose de matériel. Alors la vérité et le pouvoir cessent d’être vrais et puissants par un décret d’autorité mais le deviennent parce qu’ils sont reconnus comme tels, qu’ils auront été capables de montrer que celui qui n’était pas d’accord avait tort. Je suis donc, je ne dis pas heureux, certes non, mais tout à fait déterminé.si je ne l’avais pas fait, j’aurais été pour le coup tout à fait malheureux. Je m’excuse de t’avoir infligé la lecture de mes hiéroglyphes qui t’auront rappelé les beaux jours de la NC et en attendant de boire et de manger ensemble comme avant, parce que sinon ce serait la fin de tout, je t’embrasse ainsi que Luce de tout mon coeur.
François »
Dix-sept ans ont passé. Il était dans cette lettre comme nous l’avions connu: pas même de la rancoeur pour ce qu’on venait de lui faire subir, après tant d’années de fidélité. Simplement l’envie de continuer. Autrement. Ainsi s’en va une part de notre vie.
1. Ivan Messac, Sens, Musée municipal.Jusqu’au 25 mai.
2. Claude Lévêque, Nice, Villa Arson.Jusqu’au 23 mars .
3. Claude Lévêque, Grenoble, quartier Villeneuve.Jusqu’au 15 mai.
4. Bill Culbert, Ivry-sur-Seine, Galerie municipale.Du 6 mars au 5 avril.
Laisser un commentaire