Natacha Henry : « Le paternalisme lubrique reste difficile à déjouer »

Natacha Henry revient sur la publication, dans Libération, d’une tribune de femmes journalistes dénonçant le « paternalisme lubrique » de certains hommes politiques – une notion dont elle est l’auteure –, et célèbre la proche défaite d’un ordre social et sexuel.

Natacha Henry est l’auteure de Les mecs lourds ou le paternalisme lubrique (Gender Company, nouvelle édition 2012) et Les Sœurs savantes, Marie Curie et Bronia Dluska (Vuibert 2015).

Regards. Comment avez vous réagi à cette tribune parue dans Libération, qui faisait allusion à vos travaux ?

Natacha Henry. Comme beaucoup, j’en ignorais l’existence avant sa parution dans Libération. J’avoue avoir éprouvé une très heureuse surprise en découvrant sa publication. Non parce que cette tribune faisait référence à mon travail, mais parce qu’elle témoignait, enfin, d’un mouvement de mobilisation de grande ampleur. L’expression de « paternalisme lubrique » que reprend cette tribune désigne un phénomène ordinaire, qui reste malheureusement difficile à déjouer. Par paternalisme, j’entends cette attitude de condescendance propre, déjà, aux industriels du XIXe siècle. Des industriels dont on sait qu’ils étaient d’autant plus prêts à témoigner des formes de reconnaissance à leurs employés, que ces formes de reconnaissance laissaient, en fait, le rapport de domination intact, et contribuait même, au fond, à le renforcer. C’est, si vous voulez, ce qui s’exprime dans la phrase si typique : « C’est bien, mon petit. »

« Les femmes mobilisent leur énergie à espérer que la situation prenne fin »

En quoi ce paternalisme est-il lubrique ?

Au sens où il est, le plus souvent, le fait d’hommes plus âgés, plus élevés dans la hiérarchie sociale, qui adressent des remarques sexuelles à des femmes plus jeunes, en position de subordination ou même précaire dans la hiérarchie sociale. Cette double attitude – de condescendance et de pression sexuelle – contribue à l’intériorisation, par les femmes, pour peu qu’elles se retrouvent isolées dans cette situation, d’une hiérarchie sociale et sexuelle avec laquelle elles doivent compter à tous les instants. Et qui les dissuade, également, de conquérir un monde dans lesquelles elles sont, en permanence, placées en position de vulnérabilité réelle ou potentielle. Ce phénomène est donc à l’origine de ce qu’on appelle le « plafond de verre », qui voit encore peu de femmes s’engager dans les milieux de pouvoir comme la politique, la haute finance, etc. Car les femmes mobilisent leur énergie à espérer que la situation prenne fin, plutôt que de pouvoir travailler normalement.

On est frappé de la permanence de telles structures de domination, malgré les avancées législatives ou sociales…

Si ces phénomènes persistent c’est, en premier lieu, me semble-t-il, le fait d’une méconnaissance de la loi du 6 août 2012, qui ne condamne pourtant pas seulement les actes de harcèlement sexuel, mais également ce que le législateur définit comme une ambiance sexiste. Les employeurs sont donc tenus – au moins à travers des instruments comme les directions des ressources humaines – de faire œuvre de prévention et, le cas échéant, de prendre des sanctions. Le harcèlement n’est donc plus possible en droit, sauf à être, en fait, soutenu par une hiérarchie qui fait régner le silence. Dans le cas qui nous occupe, puisque les députés ou les hommes politiques qui sont à l’origine de tels propos ou de tels actes ne sont pas les employeurs des journalistes concernées, il faut s’interroger sur le rôle des rédacteurs en chef. La première réaction d’un rédacteur en chef digne de ce nom devrait être de décrocher son téléphone pour informer un député, quelle que soit sa position ou son « importance », de ce que cette conduite est insupportable. Bien plus : susceptible de poursuites.

« Un ordre social et sexuel est, littéralement, en train de se défaire sous nous yeux »

Pourquoi ces pratiques perdurent-elles ?

Il faut, je crois, l’attribuer à un esprit de corps, d’autant plus puissant qu’il est le fait d’institutions (le monde politique, la presse) assez solides pour résister aux avancées, dans la société, des luttes des femmes. Il faut donc se réjouir que des journaux ouvrent leurs colonnes pour porter ce problème à la connaissance d’un public plus large. Et surtout que de jeunes journalistes prennent, même anonymement pour certaines, l’initiative d’une prise de parole collective et publique, seule capable de défaire des phénomènes d’emprise qui, sans cette mobilisation, les laisseraient isolées. Le seul fait d’en parler collectivement est déjà une manière d’instituer un rapport de forces.

On a vu réapparaître, à cette occasion, des arguments qui entendaient défendre la tradition d’une « séduction à la française », contre une invasion – supposément américaine – de théories féministes politiquement correctes…

En effet, on a aussitôt vu, comme dans l’affaire DSK, des éditorialistes se précipiter pour célébrer les charmes d’un « féminisme » spécifiquement français, fondé sur une tradition de « séduction à la française ». Outre ce qu’a de grotesque et de nationaliste un tel geste – qui prétend s’opposer à une soi-disant importation d’un modèle américain –, il faut faire remarquer qu’il ne s’agit que de s’opposer, en France comme aux États-Unis du reste, au progrès social et au progrès pour l’égalité. Que je sache, ce progrès n’a en rien entamé, aux États-Unis, les relations entre hommes et femmes ; je ne sache pas qu’on y ait vu disparaître les passions amoureuses ou les histoires d’amour, ni même les relations sexuelles entre hommes et femmes !

À quoi ce discours cherche-t-il à se raccrocher ?

L’argument de la séduction prétend que ces combats témoignent d’une phobie du sexe. Or il suffit d’imaginer ce qui adviendrait si, aux sollicitations d’un de ces députés, une femme journaliste répondait : « OK, prenons la première chambre d’hôtel venue, allons-y ! » Il est à peu près certain que le prédateur se retrouverait perplexe… C’est dire que le désir de l’homme dans ce cas, ce que j’appelle le paternalisme lubrique, tient tout entier dans l’exercice d’une forme de domination. Si finalement ces arguments sont aussi dérisoires, c’est sans doute qu’ils témoignent d’un ordre social et sexuel dont l’évidence est, littéralement, en train de se défaire sous nous yeux. Réjouissons-nous de la parution de telles tribunes, car la multiplication de ces initiatives publiques annonce enfin, pour les femmes, la liberté de travailler dans de bonnes conditions, dignes d’une société égalitaire.

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