Entretien avec Didier Bezace, Marie-Noëlle Rio, Stéphane Braunschweig
Voir aussi Calendrier Comment avez-vous connu Brecht ?
Didier Bezace : J’ai eu Bernard Dort comme professeur et je l’ai découvert avec lui dans les années 1966-67. J’étais vraiment de plain-pied avec cette dramaturgie qui renversait les lois classiques. Paradoxalement, je n’avais monté jusqu’à maintenant aucune de ses pièces. J’ai pour lui une grande admiration, mais aucune culture dogmatique. J’ai plutôt aujourd’hui l’impression de retrouvailles avec un apprentissage ancien. Il y a maintenant trois ans, j’ai dirigé un stage de comédiens professionnels sur le » Choeur » contemporain, le tragique, et nous sommes tombés sur les scènes de Grand Peur et misère du IIIe Reich (1). Quand j’ai décidé de mettre en scène une trilogie sur le destin de l’homme moderne face à l’histoire, c’est tout naturellement que Brecht s’est imposé. J’ai décidé de faire jouer la Noce chez les petits-bourgeois, une pièce de jeunesse, comme le premier acte d’une pièce dont Grand peur et misère du IIIe Reich serait le second. Ses écrits sur l’esthétique et la pratique théâtrale me paraissent fondamentaux. Brecht n’est en aucun cas responsable de la » monumentalisation » qu’on a faite de lui et du dogmatisme qui en a découlé. Aujourd’hui, on se sent très libre par rapport à ça. Il peut être » trahi « : avec son talent, il n’a rien à craindre.
Marie-Noëlle Rio : J’ai travaillé sur Brecht plusieurs fois en trente ans. J’ai notamment créé en France le petit Mahagonny avec 3 000 interprètes à Colmar et me suis passionnée pour ses pièces musicales de jeunesse. J’aborde Brecht, comme Planchon le disait de Molière, » comme un nouvel auteur « .
Stéphane Braunschweig : J’ai été l’élève de Vitez et cela a beaucoup compté dans ma connaissance de Brecht, Je suis d’une génération qui n’a pas du tout subi le pouvoir du » brechtisme » mais mon attirance pour ce dramaturge est ancienne. Il y a huit ans, j’ai monté Tambours dans la nuit. Depuis ce moment, j’ai eu envie de mettre en scène Dans la Jungle des villes.
Est-ce un geste politique de monter Brecht aujourd’hui ?
D. B.: Je ne parviens pas à séparer ma passion pour le théâtre et le politique… Je crois que le fameux » effet d’étrangeté » brechtien a toujours lieu quand on fait un théâtre de la Cité, du théâtre public. On voit bien, par exemple, dans la Misère du monde, le recueil d’entretiens recueillis par Pierre Bourdieu, que je monte au printemps, que, derrière des destinées très banales, il y a toujours de l’étrange. Il s’agit toujours d’aller regarder les choses sous un angle différent et il me semble qu’il s’agit d’une attitude brechtienne et politique.
M.-N. R.: L’extraordinaire acuité politique de Brecht me passionne. Dans Sainte Jeanne des abattoirs, la structure dramatique est éminemment politique puisqu’il s’agit de l’apprentissage du monde réel par Jeanne, une » idiote « , c’est-à-dire une » simple « . Il s’agit du démontage d’une opération boursière et de la victoire du marché et de voir à quoi servent les bons sentiments dans un monde dominé par les lois du marché. Tout ce travail de compréhension et de démontage du crack boursier de 1929 est plein d’enseignements pour aujourd’hui.
S. B.: Dans la jungle des villes est une réflexion sur le cynisme, le thème faustien du compromis avec le Mal. Cela rejoint une problématique très contemporaine. La tentation de la pureté (l’intégrisme ? mais aussi le » politiquement correct « , le retour à la moralisation des moeurs), de l’angélisme en réponse au cynisme marchand. Il me semble que Brecht rend caduque et inefficace cette opposition binaire dangereuse. C’est aussi un texte éminemment politique parce que Brecht nous donne à voir, à chercher ce qui de l’humain peut résister à la barbarie. De toutes manières, je n’étais pas d’accord avec Antoine Vitez quand il disait qu’aujourd’hui, on pouvait monter Brecht comme un classique. C’est pour moi un geste politique. Garga, le modeste employé dans la pièce, ressemble à beaucoup de gens d’aujourd’hui. Il vit un quotidien très médiocre et rêve de Tahiti. Subitement, quelqu’un lui paie son rêve. Ce qui est politique, c’est la place que Brecht donne au spectateur. La pièce ne dit pas » c’est bien » ou » c’est mal « , elle montre les avantages et les coûts. Beaucoup de gens aujourd’hui ne pensent pas qu’on puisse transformer le monde, et leur rêve reste individuel. Ce qui s’offre à Garga peut être très stimulant, mais Brecht montre le prix à payer.
Le travail sur le plateau permet-il d’apprendre encore beaucoup sur le dramaturge ?
D. B.: Le plus étonnant, c’est que c’est un très grand raconteur d’histoires, même s’il garde toujours un rapport très rigoureux avec le réalisme. Une scène de Grand peur…, c’est une page d’informations très précises, parfois même devenues incompréhensibles pour nous, mais c’est en même temps un grand poète qui transforme le quotidien. A tout moment, on sent aussi l’homme de plateau qui écrit avec une connaissance précise, pratique du théâtre.
M.-N. R.: Il y a dans les textes un travail incroyable sur le rythme, le tempo, la vitesse. C’est vraiment coriace car, si on ne trouve pas le bon rythme, ça sonne faux. Il y a des moments fulgurants, qui ne laissent aucune place aux commentaires et des moments, au contraire, où il faut prendre son temps, presque des poèmes. C’est une question profondément musicale. Il y a sans cesse une alternance de tempo, un passage du vers à la prose, du silence à la parole. Ce n’est pas facile pour les comédiens. Il me semble aussi que, plus un théâtre est un théâtre d’idées, plus il faut chercher du vrai. C’est comme à l’Opéra, quand le chant déréalise le sens et tend à l’abstraction. A chaque fois, il faut chercher le terreau, trouver le » fumier » pour que l’idée soit entendue.
S. B.: La dramaturgie de Dans la jungle des villes est complètement explosée, très difficile. J’ai voulu essayer de la rendre claire. Il ne s’agissait pas de résoudre les problèmes, mais de les mettre en lumière. Je n’aurais pas pu faire cela, il y a dix ans. J’ai eu besoin de beaucoup d’expérience pour trouver un fil. Brecht oblige à remettre en cause ses savoir-faire. Sur le plateau, je suis parti de ce dont j’allais avoir besoin, sans rien imaginer par avance. Cela donne une scénographie beaucoup plus ouverte pour les acteurs. Il fallait sans cesse éviter les clichés, tout en constatant que Brecht travaille avec les clichés. C’est ça qui est difficile et si on ne fait pas tout ce travail-là, on passe à côté.
1. La Noce chez les petits-bourgeois et Grand Peur et misère du IIIe Reich, mis en scène par Didier Bezace, ont été donnés au Théâtre de la Commune à Aubervilliers, du 16 décembre au 24 janvier.Ce spectacle sera au Théâtre des Arts de Cergy-Pontoise du 1er au 8 février.Une autre pièce de Brecht, la Mère, par la compagnie Jolie Môme, a été jouée en décembre au Théâtre de l’Epée de Bois-Cartoucherie de Vincennes, Paris.
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