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L’itinéraire brechtienPour cette pièce de jeunesse écrite entre 1921 et 1924, Dans la jungle des villes, Bertold Brecht s’inspire autant des romans policiers que des reportages sportifs, mais c’est dans les romans noirs d’Upton Sinclair, qu’il trouve le lieu emblématique du monde capitaliste moderne: Chicago. Au sortir de la guerre de 14-18, même si l’action est située en 1912, il propose une vision crue et décapée de l’homme et des rapports humains, à travers le défi que lance Shlink, un riche marchand de bois asiatique, à John Garga, modeste employé, idéaliste et grand lecteur de Rimbaud. » Un combat « , affirme-t-il. En fait, une sorte de marché où il offre sa position sociale contre l’accomplissement du rêve de Garga: partir pour Tahiti. La pièce s’apparente alors à une expérience quasi clinique dont l’enjeu devient: » Qu’est-ce que l’homme ? « . » Un être humain a beaucoup de possibilités » affirme un personnage.
Le couple antithétique Shlink/Garga tient de Méphisto/Faust, mais que devient la vieille dualité de l’idéalisme classique, Bien contre le Mal, Angélisme contre diabolisme quand on les plonge au coeur de la vie moderne ? Tels paraissent bien les enjeux. La pièce est touffue, difficile, parfois confuse à force de multiplier les points de vue. Elle a rarement été bien montée. Le défi – gagné – de Stéphane Braunschweig est de la rendre lisible, malgré ses points aveugles, sans rien gommer de sa complexité et de sa richesse en rendant patente l’impossibilité du combat et de son issue. Le couple apparemment antagoniste Shlink/ Garga, Mal/Bien, Jaune/Blanc, Riche/Pauvre, reste en fait indissociable; certes sado-masochiste, mais profondément uni dans une attirance homosexuelle réciproque. Brecht n’est pas encore marxiste; il n’a pas 25 ans mais déjà dialecticien, il rend problématiques les valeurs philosophiques dont il a hérité.
Les dollars, les désirs, l’alcool et le sexe, le rythme et la violence
Du combat, la mise en scène garde la fièvre et l’énergie. Chaque roundtableau possède son intensité propre comme dans un match de boxe, sauf que, jamais, des coups ne parviennent à être échangés. Sur un plateau noir, quasiment nu où un simple rideau sombre vient découper les différents lieux de la fiction, seuls des lits structurent l’espace. Les dollars, l’alcool, le désir et le sexe circulent sans cesse, créant le mouvement du sens qui devient vertigineux. La bande-son qui joue sur les bruits des machines accentue le rythme et la violence. Philippe Clévenot joue un Shlink insidieux, d’une souplesse serpentine et diabolique, mais, en même temps, sans qu’on puisse en décider, un homme démuni et blessé, fragile. Pervers et émouvant. Olivier Cruveiller trace, de manière très convaincante, l’itinéraire d’un idéaliste dont les rêves se limitent rapidement aux prostituées du bordel chinois et devient finalement une parfaite petite frappe. Il n’empêche, dans la scène de leur dernière rencontre, située au bord du lac Michigan, loin du bruit et de la fureur de la ville, les deux hommes sont seuls au milieu du plateau nu et c’est beau comme l’assassinat de Pasolini sur la plage par un ragazzo. Flore Lefebvre des Noëttes est, cette fois-ci, étonnante par la variété de la palette qu’elle propose, en soeur au grand coeur, martyre de l’amour et finalement prostituée lucide. C’est une mise en scène violente et claire qui a le charme et l’énergie de certains romans noirs américains, et ressuscite le » jeune Brecht « , vieux aujourd’hui de 100 ans, qui décape avec crudité les valeurs idéalistes en en montrant la vacuité et la non-adéquation à notre monde..
L’itinéraire brechtien
10 février 1898, Bertold Brecht naît à Augsbourg, d’une mère originaire de Forêt noire et d’un père Bavarois. Famille bourgeoise et protestante. A 18 ans, il entreprend sa » médecine » à Munich.1918, Brecht est enrôlé comme infirmier dans un hôpital de l’arrière.1919, il écrit sa première pièce Baal.1922, il obtient le Prix Kleist pour sa troisième pièce Tambours dans la nuit.1922-1933, il lit beaucoup Marx, écrit 14 pièces qu’il monte lui-même et publie un recueil de poèmes: les Sermons domestiques.1928, Homme pour Homme.1928, l’Opéra de quat’sous.1931, Sainte-Jeanne des Abattoirs.1933-1948, il fuit le nazisme, en exil d’abord au Danemark, puis en Suède, en Finlande; il passe par la France et l’Angleterre et s’installe en Californie en 1941. Il écrit, durant cette période d’exil, la plupart de ses grandes pièces.1937, les Fusils de la mère Carrar.1938, Grand’peur et misère du IIIe Reich.1940, Maître Puntila et son valet Matti.1943, la Bonne-Ame de Se-Tchouan.1944, le Cercle de craie caucasien.1947, la Vie de Galilée.1948, il rentre en Allemagne, dans la zone soviétique et fonde, avec l’actrice Hélène Weigel, son épouse, le Berliner Ensemble, qui s’installe au Schiffbauerdamm-Theater en RDA (1954 ). Il y met en scène les pièces écrites pendant l’exil. Durant toute sa vie, il travaille avec des musiciens: d’abord Kurt Weill, puis Hans Eisler, Paul Dessau et Hans-Dieter Hosalla, et écrit des textes théoriques sur le théâtre dans son Journal et dans ses Ecrits sur le théâtre.1951, Jean Vilar monte Mère Courage à Suresnes en ouverture du TNP, avec Germaine Montéro.1954: le Berliner Ensemble est invité au Théâtre des Nations.14 août 1956, Bertold Brecht meurt d’un infarctus du myocarde alors qu’il répète la Vie de Galilée.n S. B.-G.
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