Egyptomania

Depuis au moins la Rome antique, le pays des pyramides et des dieux à face animale obsède l’Europe et singulièrement la France.

L’ouverture récente des ailes Est et Sud de la cour carrée du Louvre aux antiquités égyptiennes et le parcours thématique nouvellement proposé – proche de celui que voulut, en son temps mais en vain, Champollion – suscitent un engouement inouï. Pourquoi cette durable fascination pour l’Egypte ? Ne sommes-nous pas d’abord les élèves des Grecs ? Qu’est-ce qui nous lie aussi tenacement à cette civilisation, à cet art, nés dans la vallée du Nil il y a quelque cinq mille ans ? Cet intérêt qui persiste, on le nomme égyptomanie. Le terme semble désigner une idée fixe, un goût excessif comme en marge, malaisement explicable car ressortissant à la  » mania  » (folie, en grec). Phénomène unique dans l’histoire de l’art, l’égyptomanie, autant le dire d’emblée, n’a à voir qu’avec la création. Ce n’est pas amour de collectionneur. Mais obsession d’artiste à double titre, puisqu’elle n’est pas simple répétition ou copie des formes égyptiennes mais, bel et bien, assimilation. Faire oeuvre d’égyptomanie, c’est donc s’inspirer de cet art ancestral en le modelant selon sa sensibilité et celle de l’époque. Ni exotisme, ni orientalisme, l’égyptomanie oscille entre la connaissance scientifique de l’Egypte, à travers récits de voyages, copies des oeuvres et flirte encore avec l’imaginaire et le mythe.

Connaissance scientifique, mythe et imaginaire

La porosité de l’Egypte aux temps futurs est infiniment singulière. Cette singularité constitue, proprement, l’égyptomanie. Tous les domaines s’y inscrivent: architecture, peinture, sculpture, décors intérieurs, mobiliers, objets d’art, jardin, théâtre, cinéma, publicité. L’énigme, à la fin, s’avère impossible à résoudre. Sans doute est-ce dû à l’époque des commencements, comme s’il n’y avait pas la transmission d’un message clair, imposant, mais qu’il se soit agi d’un éveil. Pour être effleuré, le mystère n’est pas aboli. On trouve là l’ouverture à des possibilités assoupies en l’homme, monumentales, symboliques, que chaque époque se doit de reformuler. Il faut lire l’impression laissée à Vivant Denon et aux soldats de Bonaparte devant le temple de Dendéra:  » Tout parlait, tout était animé, et toujours dans le même esprit. L’embrasure des portes, les angles, le retour le plus secret, présentaient encore une leçon, un précepte, et tout cela dans une harmonie admirable (…). Le membre d’architecture le plus grave déployait d’une manière vivante ce que l’astronomie avait de plus abstrait à exprimer (…). La peinture ajoutait un charme à la sculpture et à l’architecture (…). La sculpture était emblématique, et pour ainsi dire, architecturale « . Ceci encore:  » Tout annonce que ces temples contenaient, pour ainsi dire, l’essence de tout, que tout en émanait. » On dit que l’armée s’agenouilla devant le grandiose édifice et applaudit. Cette présence à la fois abstraite et rationnelle, visible et invisible –  » L’Egypte établit pour la première fois un royaume de l’invisible « , dit Hegel (Esthétique) – persiste, tangible, à s’affirmer en toutes les figures de l’égyptomanie.

Descente aux racines de l’égyptomanie

On a coutume de situer la naissance de cette manie pour l’Egypte à la campagne de Napoléon au printemps 1798, quand Vivant Denon, futur directeur général des musées, fit sur place plus de deux cents copies, dont celle en effet du temple de Dendéra, qui sera magistralement évoqué dans les Chants de Maldoror d’Isidore Ducasse, alias Lautréamont. De fait, les racines de l’égyptomanie sont plus anciennes qu’il n’y paraît, quand bien même l’évidence de leur manifestation s’impose au XVIIIe siècle, éclipsant d’autres étincelles. Le monde romain déjà – plus que les Grecs, oiseaux de passage dans ces contrées lointaines – en fait l’expérience, puisqu’il contrôle la vallée du Nil depuis le premier siècle avant J.-C. N’oublions pas le nez de Cléopâtre… Chez les Romains, émerge le goût certain de cette civilisation et l’élaboration d’un vocabulaire formel. Ce qu’ils voient les fascine, provoque répulsion ou moquerie. Ainsi des rites funéraires, lorsque Horace parle de  » divinités monstrueuses en tout genre « . Lucain, dans Pharsale, s’insurge contre la présence d’Isis et Osiris dans les temples de Rome, comme de celle de  » demi-dieux canins, de sistres (hochets musicaux rituels) qui imposent les pleurs « . L’apogée de cette fascination est à situer au IIe siècle, sous Hadrien, qui fera voyage vers le Nil. A côté de ces cultes et de ces excursions, les monuments égyptiens arrivent en Italie. Vaste sélection d’oeuvres, vision partielle et déformée, qui véhicule une certaine image de l’Egypte, dont s’inspireront pourtant les pensionnaires de l’Académie française à Rome et qui sera diffusée dans toute l’Europe. Cette première vague d’égyptomanie parle de l’Italie en filigrane. Choix d’attitudes, sélection d’éléments de costume, emphase apportée à certains attributs, bref une nouvelle Egypte qui associe les attributs pharaoniques aux canons de la beauté classique. D’autres vagues suivront, avec des sommets après la traduction des hiéroglyphes par Champollion (1821) ou la découverte du tombeau de Toutankhamon (1922). A chaque nouvelle poussée de fièvre, l’égyptomanie use des thèmes antiques qu’elle revêt de significations nouvelles, de sorte qu’on peut toujours la percevoir comme un événement contemporain. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles, dès la Rome antique, elle a sans cesse joui de la faveur populaire.

On saisit, dès lors, combien dans l’égyptomanie la part de l’Egypte est complexe. Il y a autre chose: l’aura de mystère et de rêve héritée des siècles passés.n M. S.

Du 20 janvier au 18 avril 1994, il y eut au musée du Louvre une exposition intitulée  » Egyptomania  » (l’Egypte dans l’art occidental 1730-1930), dont les commissaires étaient Jean-Marcel Humbert, Michael Pantazzi et Christiane Ziegler. Pour l’occasion fut édité, par la Réunion des musées nationaux, un fort intéressant catalogue abondamment illustré.605 p., 490 F.

1. Le 4e salon algérien du cinéma et de la vidéo s’est tenu à Tebessa du 24 au 28/11/ 1997.

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