Entretien avec Mohamed Chouikh
Voir aussi Images contre la barbarie Le réalisateur de l’Arche du désert a pris part à la création du Théâtre national algérien juste après l’indépendance. Il marque de sa présence les premiers films du cinéma algérien, tel le Vent des Aurès.
Comment êtes-vous devenu réalisateur ?
Mohamed Chouikh : A partir du moment où j’ai eu envie de prendre en charge mes propres idées. J’avais envie de parler. C’était en 1972. J’ai fait des films documentaires pour la télévision algérienne, et j’ai toujours continué. J’ai eu des responsabilités dans l’organisation des cinéastes; j’en ai même été président. En 1983, j’ai présenté mon premier grand film, Ruptures, au festival de Cannes. L’histoire commençait dans les années trente: j’en avais marre d’entendre dire que la Révolution avait été déclenchée en une journée, et je suis parti d’un fait divers mettant en scène un anarchiste individualiste qui s’était révolté, un poète porteur d’une expression populaire de révolte, et un homme politique. Ensuite, j’ai fait la Citadelle, sur la condition de la femme. C’était en 1988, période d’opposition au Code de la famille. En 1993, j’ai terminé Youcef ou la légende du septième Dormant. L’Arche du Désert a été présenté au festival de Locarno à peine terminé. J’ai fait le choix de venir à Tebessa (1) plutôt qu’en Argentine ou aux Philippines où il sortait en même temps. Pour la première fois, j’ai vu mon film projeté devant des spectateurs algériens en Algérie; des gens que je voulais toucher avec une réflexion sur ma propre société. Le premier soir, il y avait confusion totale. Ils avaient ouvert les portes. Dans l’après-midi, le ministre était venu. Rien de commun avec les festivals structurés, silencieux. Des gens de la rue sont entrés sans payer, c’était plein, tout le monde parlait… Par principe, j’arrête la projection et je demande que l’on ferme les portes, que l’on éteigne. Pas à Tebessa. Je me suis dit » j’ai l’occasion de voir si mon film résiste à ce brouhaha « . Il a résisté. Ils ont ri; ils ont suivi; ils ont aimé. Mais, tenant compte de la confusion, on a refait une projection normale. Du coup, j’ai participé à un débat dans la salle avec le public qui ne voulait pas partir… Ici, la presse nationale est présente; des critiques de cinéma sont là, c’est important.
Est-ce dire que les films algériens ne sont pas vus en Algérie ?
M. C.: Les Algériens ne voient pas les films algériens faute de circuits de distribution, mais pas seulement. Les jeunes vont au cinéma. On leur projette des cassettes vidéo piratées. Ma fille m’en a ramené une sur laquelle il restait encore le » time code « : elle avait été volée à Paris au moment des titrages et des doublages ! Je n’ai rien contre la vidéo, mais je défends le plaisir d’aller au cinéma en famille. Tant que les salles ne reviendront pas au 35mm, on en restera là, mais qui va investir dans des salles de cinéma sans en maîtriser la distribution ? Autrefois, nous avions le monopole avec un organisme qui achetait des films et les distribuait. Depuis l’économie de marché, la distribution est libre. Nous sommes comme les pays de l’Est: on peut tout dire, on peut tout faire, mais il faut de l’argent. Or, ce pays s’est appauvri au point d’apparaître sinistré; tout est à faire. D’où la valeur de Tebessa. Dans ce pays, des gens sont encore debout, qui organisent des festivals. Il faut leur donner un coup de main; venir… C’est symbolique. En fait, à travers Tebessa, c’est l’Algérie tout entière, qui n’est pas à genoux.
Dans ce contexte, comment présenteriez-vous ce dernier film ?
M. C.: Je suis pour les traditions qui unissent, qui donnent la vie. Pas pour une culture qui tue et se replie sur elle-même. Mon film est l’autopsie de la haine; du cycle de la violence qui se termine par la mort. C’est une métaphore. Après Locarno, il a été projeté à Sarajevo. C’était leur film; leur histoire en même temps que celle de l’Algérie et l’histoire humaine avec ses déchirements. Pensons au Liban après dix-sept ans de guerre. Comment repartir à zéro après les massacres ? Mon film a pour titre l’Arche du désert, parce que, sur le plan biblique et coranique, notre culture nous apprend que Noé a sauvé l’humanité du déluge. Mais personne ne sauvera les gens de l’actuel déluge. Sur le plan symbolique, une oasis au milieu du désert, c’est l’arche de Noé. Il faut vivre dans cette arche; la vraie arche est en nous. Ceux qui ne cultivent que leur passé risquent de perdre leur présent, donc leur avenir. Lorsqu’on constate les massacres actuels, chacun est fait au nom d’un passé ! » Moi, j’étais Gaulois « , » moi, j’étais Arabe ! » Nous sommes tous responsables. C’est l’invisible qui crée la guerre.
Dans mon film, un enfant rejette le monde parce qu’il a été élevé dans une morale et qu’il a compris que les adultes avaient triché, trahi un idéal. Le père n’est plus l’exemple qui puisse dire à l’enfant: » ne trompez pas « ; c’est très grave dans un pays à 75% composé de jeunes. Nous avons été éduqués dans une histoire où les adultes avaient le beau rôle. Les enfants étaient culpabilisés de ne pas avoir fait la Révolution. Quand les héros vivants roulaient en Mercédès, eux vivaient dans la pauvreté.
Peut-on aider les générations à venir en restant prostré dans la honte du passé ?
M. C.: Les idées parfois généreuses de l’humanisme ne sont pas forcément celles de la vraie vie. Le communisme était une philosophie. Qui l’a trahie ? Pas le communisme lui-même, mais les dirigeants; les hommes. Peut-on faire le procès de l’Islam ? L’Islam ne tue pas; ce sont les hommes qui agissent ! Il faut séparer le bon grain de l’ivraie. Le fascisme, lui, applique sa doctrine; celle d’une philosophie qu’il faut condamner. Pour cette raison, les traditions qui poussent à éjecter, à désunir, sont à combattre; toutes celles qui unissent, même si l’on n’y croit pas, sont à garder. Le film comporte une scène où l’on cherche la virginité de la fille. Les femmes qui ont constaté, pour qu’on ne tue pas cette fille, la protègent. Elles rejoignent naturellement la philosophie faite pour l’homme. Toute la question est posée de l’application de cette philosophie. C’est l’homme, qui en décide. Je parlais de Castro et Guevarra. Ni l’un ni l’autre ne sont le marxisme. Dans cette île considérée jadis comme le bordel de l’Amérique, une fois la Révolution faite, quelle autre possibilité existait, que gérer ? Mais vient la question de l’artiste; ce n’est plus celle du politique qui voit le long terme. A court terme, ai-je le droit de sacrifier quelqu’un au nom d’une révolution ? Ai-je le droit de lui dire » tu la boucles, dans cinquante ans, tout sera meilleur ? » Il n’y a pas plusieurs vies à vivre. Aucune philosophie ne compte, si vous dites à quelqu’un » sacrifiez-vous pour elle « . Il est né pour vivre maintenant. Qu’il fasse un sacrifice ? A lui d’en décider. Notre drame est d’avoir eu des dirigeants dont la » main du Destin » avait décrété que c’était eux qui dirigeraient le pays. Au nom de quoi ? Nous sommes issus de deux générations sacrifiées: nous avons vécu la guerre d’Algérie, puis la conspiration; le mensonge. Récemment, nous avons appris un gros mensonge sur les expérimentations de l’armée française dans le Sud algérien au moment même où, dans la lutte anti-impérialiste, nous avions les beaux slogans du temps de Boumédienne. Voilà le mensonge du père. Tout récemment, ce mensonge a été révélé; le Monde en a parlé: chez nous, il y a eu des expérimentations pendant quinze ans, jusqu’en 1978 ! Il n’y a plus de père de la nation; plus de guide. On en découvrira plus tard. Nous, nous sommes tout petits, en train de nous entre-tuer, un peu comme mes personnages dans l’immensité du désert. Mais l’Algérie continuera; nous en avons la force. A nous de la cultiver.
1. Le 4e salon algérien du cinéma et de la vidéo s’est tenu à Tebessa du 24 au 28/11/ 1997.
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