Chorégraphies

La réflexion commencée avec  » La danse revient à la danse « , dans le numéro de janvier de Regards, continue par une présentation des rapports  » autres  » qui peuvent s’établir entre le danseur et le public.

La question des encodages réciproques du regard spectateur et du corps dansant est évidemment au coeur de toute l’histoire de la danse. On a cru que tout avait été fait, dans ce domaine, avec les expériences radicales des performances et des happenings des années 70, particulièrement fertiles à la danse notamment à New-York. Du geste quotidien au non-geste, de la performance par des  » non-danseurs  » aux pastiches de la virtuosité classique, la jeune génération post-moderne y mettait à jour méthodiquement tout ce qui, dans les systèmes chorégraphiques existants, présupposait non seulement des codes esthétiques auxquels il fallait trouver moyen d’échapper, mais aussi tout ce qui, dans ces codes, impliquait des rapports implicites de pouvoir. Déjà, ces expérimentations étaient partagées par des plasticiens – Rauschenberg, Robert Morris furent les compagnons de route de la danse dite post-moderne – tant il est vrai que geste et contexte sont indissolublement liés, et que le danseur travaille autant l’espace par son mouvement, que son mouvement est travaillé par l’espace.

Déplacer les codes de la représentation

Aujourd’hui à nouveau, le retour au travail de la danse et aux investigations du mouvement s’accompagne d’une remise en question des conventions spectaculaires. C’est ce qu’on peut voir chez Loïc Touzé, transfuge de l’Opéra de Paris, lancé dans une aventure dont le premier volet, Un bloc, était présenté en octobre dernier à la Ferme du Buisson, à Noisiel. Les danseurs guidaient individuellement les spectateurs à travers les différentes pièces du Centre d’Art, où ils assistaient, ou participaient – selon l’étape – à une performance. Manipulation d’objets, danses presque invisibles, spectateurs allongés sur des lits de camp tentant d’apercevoir les danseurs perchés sur les poutres d’un grenier, déménagements frénétiques et non dépourvus de risques pour le public, moments de danse, simplement, sont autant d’expériences jalonnant ce parcours, au fil des installations préparées par Loïc Touzé et le plasticien Francisco Ruiz.

Un espace commun avec les  » performers  »

L’intérêt de cette performance, pour reprendre un terme cher aux années 70, était de réussir à déplacer les codes de la représentation: mettre danseurs et spectateurs dans un rapport réellement différent de celui d’une salle conventionnelle. Suffit-il, pourtant, de sortir des rapports spatiaux scène-salle pour que ces codes soient anéantis ? Une expérience du même genre, conduite en 1993 – également à la Ferme du Buisson et dans une collaboration chorégraphe-plasticien – avait montré que non: dans Factory, d’Hervé Robbe et du sculpteur anglais Richard Deacon, le public se déplaçait autour de la chorégraphie comme autour d’une sculpture; rien, cependant, ne mettait réellement en défaut les habitudes du spectateur, si ce n’est l’obligation de se déplacer selon la visibilité des événements  » scéniques « . La différence avec Un bloc est avant tout dans la proposition corporelle: si Hervé Robbe sortait de l’encadrement scénique traditionnel, de sa frontalité et de la distance qui en sont les composantes principales, il ne mettait pas en question, dans le langage, les opérateurs gestuels produits, traditionnellement, par cette frontalité et cette distance. La gestuelle de Robbe, extrêmement riche (les travaux de Rachid Ouramdane et d’Emmanuelle Huyn lui sont fortement tributaires), maintient la projection classique du corps dansant, l’armement intérieur qui permet à la fois vitesse, puissance, virtuosité, mais aussi traversée de la distance qui, traditionnellement, sépare le corps danseur du regard spectateur. Cette distance, clé de voûte du corps dansant de la scène frontale le fonde et se maintient même lorsque l’on rapproche les spectateurs. Dans Factory, ce rapprochement ne résorbe pas la distance instaurée par la nature du geste dansé qui s’y joue: au contraire, elle l’accentue.

Un bloc, de Touzé, fonctionne sur des situations déjà repérées pour le public: devoir se déplacer, être debout, assis, couché, se trouver dans un espace commun avec les  » performers « … Ce qui transforme radicalement le statut de spectateur, pourtant, est sans doute moins sa position dans l’espace, que le rapport instauré avec lui par la danse. Retrouvant à sa façon les questions qui furent celles des danseurs des années 70 à New-York, la manipulation d’objets, la forme souvent strictement fonctionnelle du mouvement repositionne différemment danseurs et spectateurs.

La machine ambiguë du geste et du regard

Ceux-ci, du coup, sont constamment renvoyés à leurs habitudes de regard, en plein dysfonctionnement dans ce contexte. Assez clairement, d’ailleurs, les moments où ces habitudes se réinstallent sont ceux où les danseurs – dans l’une des pièces en particulier – reviennent à des systèmes gestuels référencés et identifiables de la  » danse contemporaine « . Ce que met en évidence Un bloc, naviguant presque sans faute entre tous les écueils du déjà vu (performance, happening, chorégraphie, danse-théâtre…), c’est que le rapport dynamique entre danseur et spectateur est un système complexe, puissamment codé par le rapport classique entre scène et salle, mais que cet encodage travaille le geste dansé très au-delà, ou en-deça, de l’espace théâtral. Qu’il est ainsi nécessaire, mais non suffisant, de bouleverser ces rapports spatiaux pour remettre en jeu la machine ambiguë du geste et du regard.

Un autre  » jeune  » chorégraphe, au parcours non moins intéressant, aborde le même genre de questions: Boris Charmatz, interprète notamment d’Odile Duboc, avait frappé les esprits en 1992, avec Aatt enen tionon, au dispositif scénique périlleux – une  » tour  » carrée superposant trois plates-formes sur lesquelles évoluaient les trois danseurs – et aux  » costumes  » étonnants: un tee-shirt, jambes et fesses nues. Mais on remarquait surtout la qualité de la danse, âpre, rude, la solitude implacable de chaque danseur livré à cet étrange espace carré, ouvert, mais irrémédiablement coupé de celui des autres. Avec Herses, créé au Quartz de Brest à l’automne dernier, il installait un espace totalement horizontal cette fois: un plateau, entouré de gradins ou sièges pour les spectateurs, ainsi placés tout près des danseurs, et de simples magnétophones diffusant, de différents points de l’espace, différentes pièces superposées du compositeur Helmut Lachenmann, avant que le violoncelliste Jérôme Pernoo ne vienne interpréter sur scène une dernière musique.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette pièce extrêmement intrigante, sur les images du couple et du groupe qui y sont traitées, et sur le dialogue que Charmatz y entreprend, notamment avec la musique. Arrêtons-nous seulement sur un de ses aspects: le choix de faire évoluer, en trois parties, les cinq danseurs, entièrement nus du début à la fin de la pièce, à une distance des spectateurs parfois réduite au minimum. Quoi de plus  » nu « , pourrait-on penser, que la nudité ? Quoi de plus encodé, aussi, chargé de mythologies plus, peut-être, que de tabous – notamment en danse contemporaine ? Images du retour à la nature, utopies du début de siècle sur le corps  » naturel « , provocations anti-puritaines de l’Amérique des années 70…et des années 90; images de la sexualité, du désir, mise en scène d’une fantasmatique post-freudienne dans la danse française des années 80, l’histoire de la danse contemporaine est pleine d’épisodes  » nus  » où il apparaît, chaque fois, que la nudité doit produire du sens, qu’elle fait signe pour un récit, une image, une intention. Charmatz, énergique artiste en guerre contre les héritages, propose au contraire une étrange coupure. Empruntant à différentes périodes de la danse moderne des  » figures  » du couple, du groupe ou de  » la famille « , selon son expression, il n’hésite pas à mettre en scène de fougueux embras(s)ements, des étreintes, ou, au contraire, les dialogues lointains de couples distendus; il reproduit les gestes familiers empruntés aux images mythiques des premières danses modernes, corps en tas roulant naïvement tous ensemble sur le sol, tout cela, dans la nudité la plus crue, à quelques centimètres des spectateurs. Mais, dans le même temps, il retire de la danse non pas son énergie, mais ses intentions expressives, les signes dénotatifs des représentations du désir, de la sensualité, de  » la chair « . Regards neutres, ou franchement fixés sur tel ou tel spectateur, absence du sacro-saint souffle qui marque, chez bien des danseurs, l’intention expressive, Charmatz parvient ici à reproduire les figures codées du rapport amoureux en danse. Mais en le coupant des dynamiques, intentions, expressions qui lui sont associées, il met en scène un autre corps, objectifié, en quelque sorte, par le décalage avec la nudité et ses images traditionnelles. C’est, pour lui comme pour Touzé et la plupart des artistes de la nouvelle génération, par le travail de la danse, la distorsion des rapports conventionnels du corps dansant avec son environnement – y compris le spectateur – qu’il y parvient. Ainsi, pour ces rebelles des années 90, qui rejettent l’hégémonie du spectaculaire et d’un modèle unique de représentation, la quête de nouveaux espaces et rapports spectaculaires renvoie au travail du geste et à ses soubassements symboliques.n I. G.

Herses, de Boris Charmatz, 19 et 20 février au Cargo de Grenoble; 27 mars Artdanse, Dijon; 6 mai Dieppe, Scène Nationale; juin-juillet, Festival Montpellier Danse.

Loïc Touzé, prochaines étapes du travail en cours au Grenier de la Ferme du Buisson, le 29 mars.

1. C’est le titre d’un texte  » adressé à la jeunesse héroïque du monde « , puis celui du volume qui, regroupant ses articles et publié en 1915, connaît un grand retentissement en France et à l’étranger.

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