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La nouvelle traduction en français de l’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche de Miguel de Cervantes (Aline Schulmann, deux volumes, éditions du Seuil) est-elle meilleure que les précédentes, sans cesse retravaillées, du dix-septième siècle à nos jours, de César Oudin à Jean Cassou ? Les spécialistes le disent et, parmi eux, Jorge Semprun (dans le Journal du dimanche, peu avant Noël), qui a quelques raisons d’avoir pu le lire plus d’une fois aussi bien en français que dans sa langue natale. Faisons-leur confiance. On n’ira pas, crayon en main, relire chacune de ces traductions. Cette nouvelle édition est en tous cas l’occasion (deux tomes solides sous emboîtage, un dessin d’Antonio Saura en couverture) de replonger dans un livre qu’on croyait connaître pour l’avoir (peut-être) une fois lu dans l’adolescence, et avoir rencontré ses héros, le Chevalier à la Triste Figure et Sancho Panza, à tous les coins d’idées reçues. C’est un grand bonheur: celui, d’abord, de lire un livre qui a l’air de s’écrire au temps même où il se lit, avec une vivacité de plume qui fait se mêler dans la jubilation les aventures des héros et celles du roman lui-même, Cervantes jouant de l’apostrophe au lecteur pour prendre à témoin tantôt le narrateur supposé, inventé par lui (le  » Maure Sidi Ahmed Benengeli « ), tantôt un traducteur non moins fictif, ou encore le très réel imposteur (Avellaneda) qui, profitant du succès de la première partie du Don Quichotte, publia, avant que Cervantes n’ait écrit la deuxième, une suite apocryphe aux aventures du chevalier. Et ce n’est pas le moindre des vertiges que provoque ce livre que de voir, dans cette  » vraie  » deuxième partie, le Don Quichotte sorti de l’imagination de Cervantes changer ses projets annoncés dans la première partie uniquement pour convaincre de mensonge le fourbe Avellenado, ainsi introduit à son corps défendant dans la fiction. Il y a là, on le voit, une réflexion sur les rapports du réel et de la fiction dont il faudra attendre bien des années, voire des siècles, pour qu’elle soit formalisée. Et tout cela sans la moindre pédanterie, dans l’allégresse d’une jonglerie entre sagesse et folie. Merveilleux livre encore, et pour s’en tenir là, à ce qui peut donner envie de le lire l’oeil frais, que celui où l’on voit, au fil des pages et de la tendresse pour ces  » enfants de sa plume  » qui gagne leur créateur, les personnages prendre chair, Sancho Panza de plus en plus rond et sage, Don Quichotte dépassant sa folie des premiers chapitres qui n’était que parodique pour atteindre à cette émouvante beauté des  » grands voyants  » qui lui donne droit de porter sur son temps le regard clair du sage.

Les rois mages avaient des manières un peu cavalières en ce début d’année. Ils s’étalaient sur des pages entières de journaux pour souhaiter  » à nous et à nos proches  » une excellente année, ce qui, somme toute, aurait été assez dans l’air du temps, s’ils n’avaient annoncé leur intention de  » couvrir dès la fin de cette année, plus de 85% de la population française « . Diable ! Mais qui le leur a demandé ? Apparemment personne, si l’on en croit la publicité en couleurs par laquelle ils annonçaient leurs intentions. Personne sinon eux-mêmes et leur besoin impérieux de servir le bien commun. » Merci, écrivaient-ils, de croire, comme nous, à une autre philosophie de la téléphonie mobile, plus accessible, plus généreuse, tout en étant à la pointe de la technologie « . » Philosophie de la téléphonie mobile… » On a bien lu. Cette petite boîte noire qui vous apprend que tel passant arrêté dans sa course est en train de parler à un personnage si important qu’il s’est mis au garde à vous n’est pas qu’un moyen sournoisement masochiste de faire savoir qu’on ne s’appartient plus. C’est la  » voie « , comme diraient de sages brahmanes, qui permet d’accéder à une autre philosophie. Il faut dire que Melchior-Balthazar-Gaspard, l’habituelle trinité des mages, était réunie cette année en une seule personne, qui signait ces pages de publicité: Bouygues Telecom. Cette  » téléphonie mobile plus accessible, plus généreuse  » étant livrée au lecteur sur une page où flottait un ange-enfant rose sur un bout de ciel bleu et présentée par trois enfants-mages (un noir, un blanc, un jaune, les conseillers-image connaissant leur Benetton sur le bout du doigt), on aurait pu fondre devant tant de fraîcheur si l’on n’avait vu, quelques jours avant, une émission de télévision rappelant dans quelles conditions, il y a quinze ans, TF1 avait été acheté par le même groupe Bouygues. On y avait entendu à cette occasion monsieur Patrick Le Lay, dudit groupe, annoncer ce que venait de lui souffler Bernard Tapie: que l’arrivée d’un bétonneur sur les ondes serait pour la culture française le stimulant que tous attendaient. On a vu. Ces rois mages ne manquent pas d’air. Il reste que la lecture des publicités (et peut-être la vie) serait moins drôle si ceux qui se les payent annonçaient tranquillement que la télévision ou le téléphone les intéressent parce qu’il y a des sous à prendre. » Efforce-toi, conseille Don Quichotte à son écuyer Sancho Panza, de découvrir la vérité à travers les promesses et les cadeaux des riches « .

Dans le livre Batailles pour Marseille (Flammarion), que Jacqueline Cristofol vient de consacrer au souvenir de son mari, Jean, député communiste du Front populaire à Marseille, maire de la ville après la Libération, mort en 1957 à l’âge de cinquante-cinq ans, on trouvera ces mots terribles, dans une lettre qu’il lui adressa en 1947:  » Au fond, ma chérie, il y a tout simplement ma fatigue actuelle, que tu identifies avec du pessimisme, et peut-être aussi l’idée que je me fais d’une situation dont les apparences du moins me font croire que je porte ombrage à des personnes qui voudraient être seules à bénéficier d’une popularité qui pourtant se gagne à la force du poignet. » Avec toutes les précautions de langage que peut employer un militant qui répugne à mettre en avant sa personne – et à mettre en cause ses camarades de combat – Cristofol parle ici de ce qui assombrit les dernières années de sa vie. Il sortait alors d’une dure bataille, au cours de laquelle Gaston Deferre n’avait rien épargné, pas même la calomnie et les plus basses manoeuvres, pour arracher aux communistes cette mairie qu’ils dirigeaient, sous son autorité, à lui, Cristofol. Et il était bien loin de trouver auprès de ses camarades, dont l’ombrageux François Billoux, l’appui politique qu’il attendait. C’est qu’il ne devait pas être, comme on dit, commode, ce fils de paysan de Cerdagne, et que Marseille, dans le même temps, après les expériences d’autogestion qui suivirent la Libération et les grandes batailles des grèves de 1947, qui secouèrent jusqu’au Palais-Bourbon, était un peu encombrante dans le paysage politique français. C’est tout cela, un homme, une ville, une époque que raconte ce livre précieux qui peut nous aider à comprendre notre temps aussi. Ce qui fait pourtant son prix, au-delà de l’éclaircissement historique, est de l’ordre de l’intime: ce livre, dirait-on, est né d’une colère longtemps étouffée. Celle qui naquit le jour des obsèques de Jean où Jacqueline entendit les discours d’hommage sur son cercueil, devant la Bourse du Travail de Marseille. » Il fallait tenir « , écrit-elle alors. C’est que ces deux discours, ce furent Gaston Deferre et François Billoux qui les prononcèrent. Et c’est là-dessus, d’ailleurs, que se termine Batailles pour Marseille. E. B.

1. C’est le titre d’un texte  » adressé à la jeunesse héroïque du monde « , puis celui du volume qui, regroupant ses articles et publié en 1915, connaît un grand retentissement en France et à l’étranger.

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