La polémique à propos de l’art contemporain, tout au long de l’année 1997, s’est poursuivie, se cherchant et s’alimentant à plusieurs colloques et nombre d’articles de presse, se revivifiant à la publication d’un nombre appréciable de livres, certains sans doute écrits dans la précipitation, d’autres plus longuement mûris, les uns restés dans le cercle des professionnels, les autres ayant connu un écho plus large, sans qu’on puisse mesurer leur intérêt respectif à leur plus ou moins grande fortune médiatique. D’autres livres sont sous presse, des colloques ou conférences sont annoncées (1), des articles sont en préparation. La bataille continue. Visite du théâtre des opérations.
La guerre entre » modernistes » et » antimodernistes » dans le domaine de l’art remonte à la nuit des temps, on peut le penser… Dans son expression contemporaine, le clivage entre tradition et rupture artistiques atteint son paroxysme avec la peinture impressionniste à laquelle on oppose, violemment, la peinture académique, l’art officiel. La querelle n’a depuis jamais cessé. L’histoire de l’art moderne est faite, pour l’essentiel, de ces affrontements. Pour délimiter dans le temps la phase actuelle de la polémique, on peut dire qu’elle a été lancée, il y a onze ans déjà, dans la revue Esprit de février 1987. Olivier Mongin, dans un court article, au milieu d’un dossier sur le Xe anniversaire du Centre Georges-Pompidou, évoquait le » problème du jugement » et de la » valeur esthétique » des oeuvres d’art contemporain. Il s’appuyait alors sur certains écrits de la sociologue Raymonde Moulin et sur les diatribes antimodernistes de Jean Clair, l’actuel conservateur du musée Picasso (2). C’est sur cette question des » critères d’appréciation esthétique » qu’en juillet 1991 la même revue relance le débat, cette fois sous la direction énervée de Jean-Philippe Domecq. Esprit proposera deux autres livraisons sur le même thème, en février et octobre 1992, où le sentencieux le disputera au démagogique. Pour ne pas laisser improductif un tel capital, le directeur d’Esprit, vient, dans le numéro de janvier 1998 de sa revue, de publier un article qui prolonge les hostilités. Dans les Hommes de l’art et les autres. Le débat sur l’art contemporain, acte II, avocat des partis pris de Jean Clair, il s’en prend sans ménagement à Philippe Dagen, critique d’art au journal le Monde, professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Université de Tours et l’un des protagonistes de la polémique dont il contribua à éclairer certains aspects politiques inquiétants lors de l’affaire Krisis (3). L’occasion de cet emportement est le livre, la Haine de l’art (Grasset), que vient de publier Philippe Dagen, ouvrage qui prend place dans la polémique de façon essentielle, informant le cours historique, précisant les contours sociologiques, analysant les conventions et les pratiques culturelles des Français face aux arts, interrogeant les dispositifs institutionnels et économiques en vigueur dans ce pays. Utile tour du propriétaire qui nous éloigne des disputes de » goût « . Il n’empêche, Olivier Mongin annonce pour l’année 1998 un dossier qui » abordera entre autres la question des critères d’appréciation. On a les obsessions qu’on peut « , écrit-il, très justement.
Les » critères de jugement « , vaste programme…
Bien qu’insignifiant et médiocre tel qu’il est aujourd’hui posé, le problème des » critères de jugement » continue de mériter le questionnement: pour autant qu’on le soustraie à l’emprise de la subjectivité et des » goûts » particuliers, pour autant qu’on le reprenne dans l’histoire de l’esthétique et de ses traductions potentielles aux situations artistiques contemporaines. Marc Jimenez, philosophe, professeur d’esthétique à Paris I, Panthéon-Sorbonne, a écrit sur ces questions de quoi les sortir du désordre conceptuel où on les a entraînées (4). A commencer par le rappel de quelques évidences: » ce sont les oeuvres qui engendrent les critères et non pas l’inverse « ; » Si l’on tient absolument à parler de critères, il faut les rechercher […] dans l’oeuvre elle même « ; » Aucune théorie esthétique ne dispose aujourd’hui du guide qui permettrait de décerner infailliblement les étoiles du mérite à des oeuvres, pour la plupart, en attente d’interprétation « ; au demeurant, il faut prendre acte de la » disparition des critères modernes et avant-gardistes « . Marc Jimenez indique aussi des approches intelligibles; ainsi propose-t-il qu’on s’oriente » vers la définition de critères esthétiques spécifiques aux oeuvres contemporaines « , plutôt que de les juger à l’humeur ou à l’intimidation; il avertit cependant: » On conçoit sans peine la difficulté de ce type de recherche « ; décourageant pour ceux qui ont opté pour un traitement convulsif de ces questions. Par ailleurs, il faut aussi engager la réflexion dans une histoire des arts de ce temps qui ne soit pas que filialisée à celle de l’art moderne mais qui prenne en charge la révolution culturelle de portée anthropologique en cours dans les domaines des technologies de la production des » images « , de leurs circulations planétaires, de leur communication. Le périmètre des faits artistiques et anthropologiques de l’histoire de l’art s’est considérablement élargi au cours des vingt dernières années de cette histoire, il s’agit de les intégrer dans le débat.
Production politique d’images et réception par le public
Dix ans donc de controverses, de débats, de disputes mais aussi de mépris, d’insinuations et de calomnies à l’égard d’artistes qui n’ont démérité que de n’être pas au nombre de ceux reconnus par le » goût » des procureurs de l’art contemporain. Dix ans d’affrontements idéologiques dans les domaines de l’art et de la culture, dont on sait qu’ils ne sont pas établis hors de la sphère du politique. Toute production d’image est production politique d’images, et leur réception par le public comme les discours multiples qui les accompagnent, idéologiques, philosophiques, etc., y compris les plus embrouillés, ne sont pas moins politiques. C’est particulièrement manifeste pour la plupart des avant-gardes historiques de ce siècle qui ont été prises dans une symétrie qui les rivaient à la modernité politique, à l’utopie de la révolution sociale (5). De cette concordance, il ne reste aujourd’hui qu’une nécessité, celle de la décliner selon ses manifestations particulières, politiques, artistiques, sachant par ailleurs que l’art n’est pas nécessairement au fondement de la transformation sociale et non plus objet de consensus, ciment social ou cohésion nationale. L’art, sous nos yeux, est occupé à redéfinir les modalités de sa fonction sociale (et donc de sa situation politique), mais, par manque d’instruments conceptuels et défaut flagrant d’empathie, on ne lui trouve pas les discours qui l’exprimeraient. Contexte carentiel où le sens de l’oeuvre d’art est submergé par la dénégation qu’on lui oppose.
Les dérives possibles d’une dénégation
C’est l’un des enseignements qu’on peut tirer de la polémique qui a pris un tour politique radicalisé dès le moment où la question des » critères d’appréciation » se retrouva au fond d’une impasse doctrinale. Le journal Libération, en mai 1996, abritait les digressions de Jean Baudrillard sur l’art contemporain, » Le complot de l’art « , article par lequel le débat ne gagnait pas en clarté mais qui y introduisait de la facétie, ce dont il manquait. Ce même journal, le 30 décembre 1997, a publié, moins plaisant, et même franchement inquiétant, menaçant et dangereux, un article intitulé » Territoire de non-sens, état de non-droit « , signé par Pierre Souchaud, directeur d’un » magazine d’art contemporain » aujourd’hui disparu, Artension, qui condamnait sans appel ces artistes et cet art contemporain qui ont le tort de ne plus s’adonner à la peinture, figurative de préférence. Article inquiétant, par l’insulte qui s’y exerce: Daniel Buren est une » personne intrinsèquement indigne « ; Catherine Millet, directrice de la revue Artpress, quant à elle, relève d’une » bêtise à la puissance deux « (6). Menaçant, par le vocabulaire douteux qui est adressé à certain art contemporain: » anomalie dans l’ordre du droit et du sens « ; » dérogation aux lois et règles « ; » contrôle « ; » régulation « ; » conventions morales et artistiques… » Dangereux car des écrits de cette nature inscrivent potentiellement l’interdit de l’art qui ne rentrerait pas dans les choix artistiques sous-entendus, c’est-à-dire, s’il est nécessaire de le dire, qu’ils portent implicitement l’accusation d’art dégénéré. C’est là l’une des dérives les plus alarmantes du débat, mais elle ne vient jamais qu’à la suite de celles constatées dans Esprit, dans Krisis, dans le Figaro, ailleurs encore. Son outrance a cependant cet intérêt qu’elle amène à comprendre que la dénégation de l’art contemporain est bien autre chose qu’une querelle d’anciens et de modernes, qu’elle peut comporter des conceptions politiques sous-jacentes où les libertés publiques, celles de l’expression et de la création notamment, sont mises en péril.
» Choix contre choix « , » tendance contre tendance »
Autrement, la présence du politique dans le débat prend des formes moins extrêmes, mais pas pour autant négligeables. Certaines d’ailleurs revendiquées, comme c’est le cas dans le livre d’Yves Michaud, la Crise de l’art contemporain. Utopie, démocratie et comédie (7). Ce livre trouve l’intérêt du lecteur dans une réflexion qui se porte sur les relations des domaines du politique et de l’esthétique (au sens philosophique), de l’histoire et de l’industrie des loisirs, de l’économique et de la dépense culturelle de l’Etat. Mais, quoi qu’il en soit des litiges dont ils procéderaient, on ne peut qu’écarter les éléments de ce livre où le rôle de l’Etat dans les champs de la culture et de la création est récusé au profit, par exemple, de structures associatives financées, tout de même, par le budget de la Culture, ainsi que l’auteur vient de le proposer dans des déclarations à Beaux-Arts magazine du mois de janvier. Dans ce registre de l’Etat culturel tentaculaire, des fonctionnaires irresponsables et d’un art officiel, les contributions de Marc Fumaroli et d’Alain Finkielkraut (8) ont amplement rempli leur office élitaire. Que les politiques publiques dans les secteurs de la culture et de la création soient susceptibles de faire l’objet d’évaluations, certainement. Que l’action du ministère de la Culture dans l’un de ses secteurs les plus sensibles (pour ne pas dire » exposé « ), celui de l’art contemporain, mérite la critique, sans doute. Pourtant, on voudrait être assuré que les procès qui sont montés, principalement contre la délégation aux Arts plastiques, comportent, en arrière-plan, autre chose que les controverses sur les choix artistiques qui se dégagent de l’action menée. On est loin, bien entendu, d’en être assuré; la question alors devient inévitablement celle du » choix contre choix « , » tendance contre tendance « ; et, dans ce cas, ce ne sont pas les porteurs de choix opposés à ceux qui sont en cours qui présentent nécessairement de » meilleurs » choix. Au reste, il ne s’agit pas de » meilleur » choix mais de choix qui reflètent la diversité, la pluralité et la vitalité de la création et de la vie artistique française dans sa phase actuelle. Les accusations d’art officiel ou d’artistes d’Etat sortent des plumes, mais où est l’étude vraiment informée et indiscutable démontrant que les achats d’art contemporain participent d’une pensée unique ? Si une pluralité est absente des choix opérés, ce n’est pas par l’anathème qu’on l’y amènera, mais, s’il en est besoin, par des réformes démocratiques apportées aux procédures des choix et des aides. Entre les marchands d’art et les » fonctionnaires de l’art « , l’artiste n’est pas devant la peste ou le choléra; l’Etat a pour lui une continuité que le commerce de l’art ne peut et désire peu avoir: on le sait depuis la grande crise qui se prolonge depuis le début des années 1990; les galeristes ont fermé leur galerie ou sont en état de léthargie; l’Etat français a continué d’enrichir les collections publiques et d’étendre ou de restaurer le réseau muséal.
1. Nathalie Heinich, sociologue, directeur de recherche au CNRS, publie deux ouvrages, les Rejets de l’art: l’art, le public et les valeurs (Jacqueline Chambon) et le Triple Jeu de l’art contemporain, une sociologie des arts plastiques (Minuit).Ces deux livres donnent lieu à quatre conférences par l’auteur à l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, les 20 et 27/1, les 3 et 10/2 (Informations: 01 47 03 50 00).
2. Sur cette affaire, voir Regards n? 25, juin 1997, pages 39 à 41.(Les articles sont consultables sur Internet: http ://lot49.fr ).Voir aussi l’article de Philippe Dagen, » L’art contemporain sous le regard de ses maîtres censeurs « , dans le Monde du 15/2/1997 et le dossier de la revue Artpress, n? 223 d’avril 1997, » L’extrême droite attaque l’art contemporain « .
3. Olivier Mongin citait cet extrait d’une conférence donnée par Jean Clair: la » béate adoration d’une modernité qui sert tous les propos, d’une gauche » rénovée » à un néo-libéralisme sauvage « .La (plus petite) dimension politique du débat était là clairement posée.Jean Clair étant l’auteur d’un ouvrage paru en 1983, Considérations sur l’état des Beaux-Arts.Critique de la modernité (Gallimard), on aurait pu le prendre comme point de départ de l’actuelle polémique.Il est d’ailleurs l’auteur d’un livre récent, la Responsabilité de l’artiste.Les avant-gardes entre terreur et raison (Gallimard, 1997).Portant pour l’essentiel sur l’expressionnisme allemand dans ses rapports avec le pouvoir, ceux de Weimar, du IIIe Reich, de l’après-guerre, il semble bien être l’excédent de l’un des nombreux articles écrits par Jean Clair et réunis dans Malinconia.Motifs saturniens dans l’art de l’entre-deux-guerres (Gallimard, 1996).Comportant une préface, un premier chapitre et quelques passages où apparaissent les tortillages attendus sur l’inanité de l’art d’aujourd’hui, la Responsabilité de l’artiste se donne ainsi l’air de participer au débat actuel.
4. Marc Jimenez, Qu’est-ce que l’esthétique (Gallimard-Folio essais, 1997).Edité en livre de poche, cet exposé historique et analytique de l’esthétique en tant que discipline autonome, de la Grèce des Ve et IVe siècle avant notre ère jusqu’à nos jours, est une magnifique introduction aux débats actuels; écrit librement et clairement, cet ouvrage rigoureux mérite d’occuper une place centrale dans la polémique.Marc Jimenez était déjà intervenu en 1995 avec la Critique.Crise de l’art ou consensus culturel ? (Klincksieck, coll.Esthétique).Mais on trouve rarement ces deux ouvrages dans la bibliographie ou les citations (quand ils veulent bien en fournir) des protagonistes les plus bruyants de la polémique.
5. La notion d’avant-garde, dans son appellation historique et surtout comme identification de l’art contemporain, a été critiquée dans ses composantes politiques et artistiques, et abandonnée à la fin des années 1970, mais on la retrouve régulièrement utilisée par les tenants de l’épuration de la modernité, dans un sens péjoratif, comme marque de l’imposture artistique.
6. Catherine Millet a publié en mars 1997 un court et vigoureux livre, l’Art contemporain, une excellente introduction aux débats actuels (Flammarion, coll.Domino, 1997).
7. Yves Michaud, la Crise de l’art contemporain.Utopie, démocratie et comédie (PUF, coll.Intervention philosophique, 1997)
8. Marc Fumaroli, l’Etat culturel.Essai sur une religion moderne (éditions de Fallois, 1992; Le livre de Poche, coll.Biblio essais, 1993).Alain Finkielkraut, la Défaite de la pensée (Gallimard, 1987; Gallimard, coll.Folio essais, 1989).
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