Le sens politique d’une manifestation aussi exceptionnelle que celle d’hier est indiscernable, et peut nourrir bien des illusions. Mais quand les symboles prennent une telle force, il est permis d’espérer qu’ils esquissent la possibilité d’un changement.
Il y a forcément quelque chose de trompeur, et d’illusoire, dans les grands élans collectifs quand ils portent un consensus et une exaltation qui ne peuvent masquer que temporairement les terribles divergences de l’époque, quand ils ne disent rien des lendemains qui suivent. Pour autant, les bouleversements que portent de tels moments peuvent ne pas être seulement émotionnels. Et il ne faut pas se refuser de croire que le pire – révélé si brutalement par les événements et alimenté à leur suite – n’est pas certain.
Emportée par la foule
Les doutes les plus vifs avaient précédé les manifestations de ce 11 janvier présenté comme historique avant même son achèvement, comme si l’histoire pouvait s’écrire à la manière d’un instantané sur Instagram. Les doutes s’étaient même multipliés avec la tentative de mainmise des partis, puis avec l’annonce d’un casting de chefs d’État consternant quant à leur palmarès en matière de respect des libertés (lire « Manifester dimanche avec le peuple, loin de « l’union sacrée » »). Dans notre univers politique, cette mascarade a suscité bien des découragements, des désaccords sur l’opportunité de défiler ainsi derrière un pareil aréopage, et des défections.
Pilier de Charlie Hebdo et rescapé de l’attaque, Luz avait souligné ce qu’il pouvait y avoir d’irrationnel à voir son journal incarner subitement des valeurs qui le dépassent, quand elles ne sont pas totalement contradictoires avec les siennes. Les membres de Charlie étaient pourtant dans le cortège. Quant à celui des chefs d’États, on l’a vu rabougri et confiné à l’intérieur de son cordon de sécurité, soulignant leur isolement de la foule.
Finalement, cette dernière était beaucoup trop massive pour se trouver derrière qui que ce soit. Si le cortège principal s’est lentement ébroué sur les deux parcours officiels, c’est toute la ville et, au-delà, tout le pays qui ont été investis, et chacun a pu le faire avec sa cause : ainsi, contrairement à ce que l’on pouvait craindre, la « guerre » contre le terrorisme n’a pas éclipsé la défense de la liberté d’expression. En tout état de cause, si les commanditaires des tueurs pourront nourrir leur propagande auprès de leur propre clientèle, ils ont échoué à instiller la peur ou l’apathie là où ils ont frappé, ne créant pas les martyrs qu’ils croyaient.
Remplir les symboles
Les moins sensibles aux épanchements de masse conserveront intacte leur amertume, et l’on pourra par exemple mettre en regard les élans de sympathie envers les forces de l’ordre avec le rappel de la si récente mort de Rémi Fraisse. Mais on ne doit pas invalider par principe ce que ce sursaut du pays a de précieux, au moment où certains affirmaient son « suicide ».
De la République à la Nation, la France a sûrement besoin de symboles, et le « rassemblement », pacifique, a pris une réelle substance hier après-midi, offrant la matière de quelques espoirs, aussi indéterminés ou contradictoires soient-ils. Mais, si les statues de Léopold Morice et Jules Dalou sont en bronze massif, et si elles ont offert le décor de bien belles photos, la République sonnera encore creux tant que ces symboles ne prendront pas corps dans la réalité, tant que la mobilisation ne prendra pas sens dans de profonds changements politiques. Or, force est d’admettre que les conditions de ces changements sont aujourd’hui bien mal réunies.
La seule certitude est que les États, avec le soutien actif des forces conservatrices, voudront à toute force renforcer la militarisation de l’espace public, la surveillance des espaces privés et tous les dispositifs de contrôle qui continueront de restreindre un peu plus les libertés individuelles. Pour nos gouvernants, cette opération de diversion irait de pair avec l’escamotage de la question politique (résumons-là en l’absolue nécessité d’une véritable restauration démocratique) et de la question sociale et économique (au travers d’une profonde remise en cause des dogmes qui nous ont conduit à un chaos dont les événements récents ne sont qu’une des tragiques manifestations).
« Les crimes impunis de la finance et du libéralisme »
Dans un texte publié hier, Dominique Boullier liste, « pour sortir de l’émotion et comprendre que la tâche est immense », les éléments du programme sans lequel nous connaitrons immanquablement « d’autres Charlie », désignant à la fois les difficultés, les enjeux (qui dépassent de beaucoup la seule lutte antiterroriste) et le véritable adversaire – précisément celui que François Hollande a oublié.
On trouvera aujourd’hui de nombreuses contributions de cette teneur, et il y aurait beaucoup d’éléments de celle-ci à retenir, de phrases à en souligner. On se contentera, ici, d’en reproduire un extrait qui résume la portée des choix politiques à venir :
« (…) tout ce qu’on a détruit depuis près de quarante ans dans les pays capitalistes est en train de renforcer un modèle alternatif totalitaire chez les sectes religieuses, mais aussi chez les autoritaristes nationalistes. Tout se met en place pour un affrontement ethnico-religieux qui laissera impunis les crimes de la finance et du libéralisme, sa destruction des valeurs, des pouvoirs du politique, des états et des collectifs citoyens. L’union nationale n’a aucune chance de survivre à l’émotion, mais elle sera remplacée par l’envie de guerre contre des boucs-émissaires comme ce fut le cas tant de fois dans l’histoire. » C’est bien à cela qu’il faut échapper, aux lendemains du 11 janvier.
Laisser un commentaire