Pourquoi aller sur un plateau de télé ? Pour y dire quoi et pour qui ? L’invité doit savoir en premier lieu que la télévision ne donne pas la parole, mais la prend pour la redistribuer plus ou moins bien dans un montage de relations entre l’animateur et ses pourvoyeurs de substance. Nul n’est servi sur un plateau à la télé, et lorsqu’on y vient on change d’espace et de temps car, contrairement à Pascal qui célébrait l’éloquence du silence ou bien l’Abbé Dinouard qui plaidait l’art de se taire, la télé n’aime pas trop les moments de respiration et de réflexion souvent perçus comme des absences à combler sur le champ. Paroles mutilées, rythmes brisés, pour construire le flot de l’émission, il est pratiquement impossible d’articuler son raisonnement. Or, comme le style est dans la parole, on n’arrive que très exceptionnellement à être soi-même. Dans le cadre de « 7 sur 7″, où chaque semaine Anne Sinclair invitait Anne Sinclair, la journaliste parlait aussi longuement que ses invités, leur laissant peu le choix des armes; » la star c’est vous » lui dira Giscard d’Estaing.
Cependant, il y a des professionnels qui jouent la différence et créent les conditions de relations où ne s’anéantit pas le propos de l’invité; ce fut le cas de » Regards de femmes » animée par Aline Pailler (FR3 Midi-Pyrénées). Tout fait ventre pour la Baleine, le journaliste ou l’animateur qui coupe la parole comme celui qui la libère; il y a celui qui parle et celui qui écoute. Avec une voix qui donne le frisson et montre le chemin, une voix du bout des lèvres timbrée de modestie, Béatrice Schönberg rosit parfois à l’image dans le respect du visiteur; sans jamais être impérative, son exercice est difficile mais illumine sur F2 les » 20 H » de fin de semaine. Le 30 novembre, pour la promotion du film le Bossu de Philippe de Broca, elle reçoit Fabrice Lucchini dont on sait la verve sans fin, il est question de l’immonde qui révèle ce qui est magnifique dans un film lorsque, coup sur coup, deux questions, dont ce n’est pas l’objet, laissent sur le flan le visiteur; sans voix il est alors tout proche de la journaliste et, dans une infime faille de silence où se mêlent deux gênes, une manière de sublime prend corps, plus de récitation, il s’arrache pour répondre qu’il n’y a pas de dissemblances entre Auteuil et lui-même, car pour tous les deux » jouer la comédie c’est être au service de manière humble et généreuse, si possible, du propos, d’être à la hauteur du propos « ; cette leçon vaut bien pour les gens de télé. Quand Béatrice Schönberg reprend la parole, une douce moiteur perle sur son visage comme une trace de fertilité du lien.
La cité des Grands-Pêchers de Montreuil comporte sept tours de 5 à 7 étages, 18 cages d’escalier, 562 logements et 3399 habitants dont pas mal de cousines de Lily, qui aimait tant la liberté, dans la chanson de Pierre Perret. C’est là que, de manière vulgaire, Eric Raoult, ministre de l’Intégration en février 1997, invite Bertrand Tavernier à venir habiter pendant un mois pour découvrir que l’immigration, c’est pas du cinéma. Cette invitation est avant tout injurieuse pour les habitants de la cité, ils sont ainsi désignés du doigt comme la lie de la société, la canaille; la démarche est assez classique, le ministre prend les effets pour la cause. Le cinéaste répond à l’injure et fait un film. Rien ne sera facile car la cité est à fleur de peau, le film organise cette tension par le truchement de scènes d’accrochage entre habitants, contradictions classiques, où chacun veut en découdre pour brûler l’énergie de son désespoir: » baisse ta main quand tu me parles « … » pourquoi tu me touches là « . L’effet de loupe accroît l’infamie du chômage qui vide de sens toute existence jusqu’au suicide; dans ce contexte le cri de Cédric, qui travaille dans une verrerie, vaut tous les avertissements » c’est mon métier, il ne faut pas me l’enlever… Quand je suis mal je viens là (sur son poste de travail) « . Mais la cité retient son souffle, certes les rencontres sont fertiles et les marques de solidarité exemplaires, on ne désire pas habiter dans Paris où » ils regardent tous par terre « , mais la pression est si forte que le film déroule ses bobines dans les limites d’une trêve. Car si le tournage bénéficie d’une « liberté totale », les « nuisances », selon le mot de Cédric, n’ont pas d’autre liberté de choix que d’entrer dans la vie par le chômage. Tavernier ne cache pas son inquiétude ou plutôt il la partage avec ceux de la cité qui remarquent simplement que » demain, y aura pas la caméra « , et puis il termine sa réponse dans une image de crépuscule très avancé où sa voix déclare pour tous, » le film est terminé qu’est-ce qu’on va faire ? »
La réponse est peut-être dans le beau film de Jean-François Richet, Ma 6-T va crack-er, moitié chant moitié cri, où s’exprime l’immense potentiel de personnes qui, dans l’ennui et l’exclusion et n’ayant plus rien à perdre, vont mettre la pression et casser pour se faire entendre et reconnaître. Ce film riche de promesses, victime d’une rare frilosité de la part de la distribution (censure peut-être), a bénéficié de trois projections à la cinémathèque de Toulouse (1), un beau travail de mémoire, et gagné une estime rare de la part de publics où se mélangeaient dans une étrange familiarité le centre et la périphérie. A ce propos, la malédiction médiatique n’a pas épargné le film des Tavernier père et fils puisque, programmé un peu tard dans la nuit, il n’a pas hérité de la mission qui lui revenait de relancer au coeur de l’audience un débat de salubrité publique sur l’exclusion..
1. Les 12 et 14 décembre 1997.
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