L’adhésion du socialisme de gouvernement à l’ultralibéralisme ambiant marque-t-elle la fin de la possibilité même de la social-démocratie et de la réforme, ne laissant à la « gauche » que le choix de la rupture ? À l’examen, l’hypothèse apparaît douteuse.
Dans une première partie, on a vu que l’évolution actuelle du socialisme de gouvernement conduisait à une rupture historique avec l’horizon de la social-démocratie et avec la tradition de la gauche elle-même. Cela signifie-t-il qu’il n’y a plus place pour une option de filiation sociale-démocrate ? L’esprit d’accommodement au capitalisme n’a-t-il plus d’avenir dans la gauche française ?
Plus de place pour la réforme ?
Des tendances lourdes poussent à la clôture du grand cycle social-démocrate. Sur cette base, la tentation est forte, dans la gauche de la gauche, de mettre en relation cette évolution longue et celle du capitalisme lui-même. Il se dit souvent que la crise systémique accentuée en 2008 met fin à la possibilité de réformes structurelles à l’intérieur de la sphère du capital. Dans ce contexte, l’inflexion à droite du socialisme redistribue durablement les cartes, en poussant ce qui reste de gauche du côté de la rupture. À la limite, l’image des « deux gauches » elle-même perd de sa pertinence : au sein d’un capitalisme qui polarise les richesses sans les redistribuer, le parti pris de l’égalité ne peut conduire que vers le dépassement du capitalisme. La rupture ou le chaos… Si l’hypothèse ne manque pas de force, elle n’est pas certaine.
Le capitalisme en crise n’a-t-il plus de marge de manœuvre lui permettant d’espérer une relance ? Trois données permettent d’en douter. Tout d’abord, dans un système pourtant très « mondialisé », la crise ne produit pas de façon uniforme de la récession et des dysfonctionnements structurels. Si le système économico-financier est embourbé dans les territoires capitalistes du « Nord », il reste à court terme des réserves de croissance au « Sud », du côté des « pays émergents », en Asie, en Amérique latine et en Afrique.
En deuxième lieu, le capitalisme n’est pas un système économique « pur », mais un complexe social où l’économique, le politique et le culturel interagissent sans perdre de leur autonomie relative. Même si la « contre-révolution libérale » a érodé les mécanismes anciens de la régulation, on peut très bien imaginer que l’action sur les « superstructures » influera encore sur les « infrastructures », que l’initiative consciente des acteurs sociaux et de l’État pourra infléchir les tendances régressives et les réduire, quand bien même elle ne sera pas en mesure de les annihiler.
En troisième lieu, le capitalisme du XXIe siècle n’a plus, en face de lui, de modèle d’alternative simple et d’apparence généralisable, comme ce fut le cas au siècle dernier avec les divers avatars, directs ou indirects, du soviétisme instauré en Russie. L’alternative existe comme idée ; elle fonctionne dans des pratiques prometteuses mais éparses, parfois dans des niches laissées par l’ordre dominant ; elle n’apparaît pas comme une logique capable de se substituer à celle du capital.
Le capitalisme a-t-il dit son dernier mot ?
Contrairement au grand mythe néolibéral, le capitalisme n’a jamais vraiment fonctionné qu’en étant adossé à du droit, à des normes, à des institutions. En bref, il n’a jamais vécu sans l’État. Plus de trente années de « contre-révolution libérale » ont érodé les instruments de l’action publique en Amérique et en Europe. Mais elles ne les ont pas uniformément détruits. En outre, il n’y a pas que le centre « occidental » dominant. Et si l’avenir du capitalisme se trouvait… en Chine ? Rien n’exclut l’hypothèse, autour du modèle chinois ou d’autres encore, que se maintienne la coexistence historique d’une économie de plus en plus libéralisée et d’un État autoritaire, assurant un minimum de redistribution, exerçant un contrôle social renforcé et prenant en charge, en les socialisant, les dépenses que la rentabilité des entreprises privées leur interdit d’assumer elles-mêmes (les effets de la compression salariale et des dégâts environnementaux). Pour l’instant, les élites de la gouvernance américaine et européenne excluent majoritairement cette entorse à la doxa ultralibérale des années 1980-1990. Mais est-on sûr qu’elles n’y seront pas contraintes dans un avenir plus ou moins proche ?
Auquel cas, il n’y a rien d’absurde à envisager que, au cœur même de la crise « systémique », se déploient des stratégies de relance perpétuant, au moins pour un temps, l’équilibre instable du capitalisme. Dès lors, la crise de la social-démocratie historique peut très bien s’accompagner de la recherche de nouvelles combinaisons qui, autour de l’exigence d’égalité, déboucheraient vers de nouvelles cultures de « l’adaptation » ou de « l’accommodement ». Si cette hypothèse est vraie, une gauche de gauche doit se préparer mentalement à une contradiction. D’un côté, la crise systémique légitime un peu plus l’hypothèse d’une alternative post-capitaliste ; mais, d’un autre côté, la complexité des interactions mondiales n’interdit pas d’envisager des plages de relance capitaliste, au moins pour quelques décennies. Que le dépassement du capitalisme ait gagné en légitimité n’implique pas que sa reproduction soit impossible à court et à moyen terme. Dans ce cadre, pourraient s’ébaucher des constructions politiques s’inscrivant encore dans la tradition « réformatrice » qui fut celle de la social-démocratie européenne.
En finir avec la gauche ?
Jusqu’alors, le champ politique français s’est caractérisé de deux manières : une extrême diversité, qui débouche sur un émiettement partisan (à la différence du modèle anglo-saxon) ; une simplification, qui fonctionne sous la forme d’une double polarité. Depuis plus de deux siècles, le clivage de la droite et de la gauche se construit autour du thème de l’égalité (de son utilité et de sa possibilité). Et à l’intérieur de la gauche, les attitudes et les pratiques se distribuent sur la question des contours de l’égalité (l’égalité juridique ou l’égalité sociale) et sur celle des manières d’y parvenir. Jusqu’alors, toujours, les principales controverses à l’intérieur de la gauche ont distingué ceux qui pensent qu’il faut avant tout réduire les inégalités à l’intérieur du système (pôle de l’adaptation ou de l’accommodement) et ceux qui considèrent au contraire qu’il faut « sortir » dudit système pour fonder durablement l’égalité (pôle de la rupture).
Est-on sorti de cette double polarité ? Le « néo-démocratisme » de l’exécutif pousse à le penser, en ne mettant plus au centre du clivage droite-gauche l’égalité, mais les « valeurs » (libéralisme/autoritarisme, ouverture-fermeture), et en écartant a priori toute hypothèse d’une rupture avec un système identifié à « l’économie de marché ». Mais si le choix socialiste actuel échappe aux polarités fondatrices, la même tentation existe dans la gauche « radicale », sous une forme symétriquement opposée. La référence à la gauche est jugée confusionniste, dès l’instant où les représentations courantes associent le PS libéralisé à la gauche ; quant à l’idée qu’il puisse exister une gauche d’accommodement, elle est invalidée par la conviction que la crise délégitime toute perspective de souche « réformiste ».
Une polarité maintenue
Malgré la complexité actuelle, je persiste à penser qu’il ne faut pas abandonner la notion de gauche. Elle est historiquement la manière la plus simple de mettre l’égalité au cœur du débat public ; elle permet d’inscrire le combat pour l’égalité dans la perspective d’une majorité politique ; couplée à la souveraineté et à la solidarité (liberté, égalité, fraternité), elle désigne le pivot autour duquel pourrait se penser une société mettant le peuple au centre des dynamiques sociales et pas à leur marge.
Mais si la référence à la gauche reste pertinente malgré son affaiblissement, elle ne vaut – comme toute réalité sociopolitique – que si son sens est redéfini en profondeur. Qu’est-ce que l’égalité aujourd’hui ? Quels en sont les moteurs, à la fois individuels et collectifs ? Quelles constructions, à la fois sociales, politiques et culturelles, permettent de la faire advenir ? Et, à partir de là, se reposent toutes les questions qui travaillent la gauche en longue durée. Pour produire de l’égalité – et ne pas seulement réduire les inégalités – suffit-il de se couler dans les normes du « système » ? Peut-on se fixer l’objectif d’une croissance illimitée qui serait seulement mieux répartie qu’elle ne l’est aujourd’hui ? Suffit-il d’infléchir autrement les mécanismes de l’État ? Faut-il seulement « revenir » aux équilibres antérieurs, ceux que l’on dit souvent « keynésiens » ? Et s’il faut « sortir » du système, le fait-on selon les modèles d’hier ? S’agit-il de « prendre l’État » ou de subvertir les mécanismes de dépossession civique qui écartent les catégories populaires de la souveraineté de fait ?
À énumérer ces questions, on comprend vite que la vieille polarité de l’accommodement et de la rupture est loin d’avoir épuisé ses réserves. Mais elle se pose dans des termes radicalement neufs.
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