Connue depuis quatre ans, l’installation-spectacle de l’artiste Brett Bailey, qui met en scène la violence des zoos humains, suscite subitement de violentes oppositions. L’historien Pascal Blanchard défend l’importance de voir le racisme pour le déconstruire.
Cela fait quatre ans que l’installation-spectacle de l’artiste sud-africain Brett Bailey se balade en tournée. Quatre années à interpeller sur la barbarie et le racisme à travers une exposition à l’esthétique aboutie et maîtrisée, travaillant le principe des zoos humains. Sauf que depuis quelques mois, Exhibit B suscite quelques remous, de la part de personnes n’ayant pour leur grande majorité pas vu la proposition.
Après l’annulation à Londres en septembre, c’est au tour de la France de voir diverses actions intentées, des pétitions à l’interruption violente des représentations jeudi 27 novembre au Théâtre Gérard Philipe, à Saint-Denis. Alors que les communiqués et tribunes se succèdent, que des associations (Licra, Ligue des droits de l’Homme, Mrap) appellent au maintien des représentations, l’historien Pascal Blanchard insiste sur la nécessité de montrer la violence historique du racisme.
Regards. Comment avez vous découvert le travail de Brett Bailey ?
Pascal Blanchard. Je l’ai découvert en 2010, alors que nous préparions [avec Lilian Thuram et Nanette Jacomijn Snoep, co-commissaires de l’exposition, ndlr] l’exposition « Exhibitions, l’invention du sauvage » au musée du Quai Branly. Brett Bailey s’inscrit dans toute une mouvance d’artistes (dont fait partie, par exemple, la performeuse Coco Fusco) qui s’emparent de ce thème de l’exhibition. Si le regard que nous avons sur son spectacle est neuf, cela fait quinze ou vingt ans que des artistes travaillent sur la monstration. Je dirais même que les artistes se sont intéressés aux zoos humains bien avant les intellectuels, les universitaires et les journalistes. Ce sont peut-être eux qui ont été les premiers à révéler aux consciences contemporaines l’impact que pouvait provoquer ces spectacles.
Pressentiez-vous que cela déclencherait de telles réactions ?
Ce spectacle n’a fait aucun bruit lorsqu’il a joué en 2013 à Avignon et Paris. Tout le monde l’a alors trouvé extraordinaire et brillant par sa déconstruction de l’image du sauvage, y compris des intellectuels qui depuis se sont rétractés. Ce qui s’est passé, c’est le fruit d’une bonne conscience communautaire – qui s’impose aux États-Unis depuis une dizaine d’années – qui fait dire « aux gays le combat des gays, aux musulmans le combat des musulmans, aux Juifs le combat des Juifs et aux Noirs le combat du racisme anti-Noirs ». Cette influence qui a marqué la militance en Angleterre constitue aujourd’hui un vrai débat là-bas. Si le rapport de force semble à peu près équidistant depuis une dizaine d’années, l’affaire du boycott en Angleterre révèle que ce mouvement l’a emporté sur ce créneau. Et une partie des militants français s’est engouffrée dans cette brèche… Mais il ne faudrait pas penser que ce sont ceux qui hurlent le plus qui ont la parole la plus partagée. La plus grande partie des militants s’est prononcée contre l’interdiction de la pièce.
« On pense toujours que le public est bête, incapable de déconstruire »
Vouloir interdire ce spectacle ne consiste-t-il pas à dénier au spectateur toute possibilité critique ?
C’est comme s’il y avait une sorte d’interdit à montrer. Mais c’est exactement la même chose que ceux qui, dans les années 60, 70, refusaient qu’on parle de la Shoah. Il y avait une volonté de cacher, y compris de la part de ceux qui l’avaient vécue. Ils ne voulaient ni revoir, ni voir. Quand vous avez vécu l’horreur, vous n’avez pas envie de retraverser ces images-là. Si cela se comprend en termes psychanalytiques, en termes de prise de conscience pour l’occident de ce qu’a été la Shoah, le colonialisme ou les zoos humains, il y a un moment où il faut être mis face aux faits, aux crimes, à la difficulté de les voir. Que les zoos humains soient durs à voir prouve leur violence.
Cette violence explique-t-elle celle des réactions suscitées ?
Il est très complexe pour les chercheurs comme pour les artistes de faire passer ce message. Travaillant depuis plus de quinze ans sur ce sujet, vous n’imaginez pas les difficultés rencontrées dans le milieu universitaire. On nous disait qu’il ne fallait pas aborder la question, car cela aurait pu avoir des ressentis dans le présent extrêmement « nocifs » sur les personnes issues de l’immigration. On pense toujours que le public est bête, incapable de déconstruire. Alors que la force même de ce spectacle est de permettre à des gens qui n’ont pas forcément été dans l’émotion ou la réaction face au racisme de le voir les yeux dans les yeux.
Brett Bailey évoque un « processus de transformation », partagez-vous cette idée ?
C’est un à la fois processus de transformation de l’individu qui va se sentir proche de l’exhibé et va comprendre quelle est sa situation, et un processus qui déconstruit le modèle dominant du regardant par rapport au regardé, puisque les comédiens fixent dans les yeux chaque visiteur.
« Les zoos humains expliquent comment nous sommes passés d’un racisme minoritaire à un racisme populaire »
Pourquoi refuser de voir cela ?
Premièrement, je pense qu’il y a là encore ce rapport à la militance qui interdit à un Blanc de venir donner une leçon d’histoire. Deuxièmement, ils ne veulent pas savoir. Troisièmement, nous arrivons dans une période où il ne faut montrer qu’une image positive du passé. L’autre a tellement été lié à l’histoire coloniale et de l’esclavage, il faut proposer un autre type d’images. Pendant longtemps, les zoos humains ont été minorés par les chercheurs, cachés par les intellectuels blancs parce qu’incompréhensibles en termes analytiques, mis de côté par les anthropologues et ethnologues parce qu’ils viennent démontrer que le racisme – notamment en occident – s’est fondé sur des spécimens exhibés et non pas sur des recherches réelles. Cela n’arrangeait personne du côté du pouvoir de parler des zoos humains. Maintenant, c’est le souhait de ne pas montrer des images dévalorisantes.
N’est-ce pas parce que l’impact des zoos humains ne peut pas être circonscrit, maîtrisé ?
S’ils sont intimement perturbants, c’est aussi parce qu’ils expliquent, d’une manière froide et directe, comment nous sommes passés d’un racisme qui touchait une minorité de personnes à un racisme populaire qui a concerné quasiment toute l’humanité, de Tokyo à Hambourg, de Hambourg à Londres, de Londres à New York et de New York à Chicago. Ne pas vouloir voir cela, c’est aussi continuer à fonctionner comme nous l’avons fait pendant soixante-dix ans, en pensant que le racisme était quelque chose d’abstrait qu’il fallait combattre uniquement à travers des valeurs morales. Non, le racisme est une pensée politique et il s’est construit à travers une culture et des faits. Point à point. Il faut donc déconstruire cette culture populaire pour atteindre l’origine du racisme et le démonter.
L’anthropologue Jean-Loup Amselle avance, dans une tribune publiée par Libération, qu’interdire ce spectacle empêcherait un travail de repentance et, donc, de réconciliation entre les différentes composantes des sociétés post-coloniales. Qu’en pensez-vous ?
Je conteste cette analyse, qui constitue pour moi une erreur absolue. Jean-Loup Amselle a une vision raciale de la situation. Il n’a rien compris au spectacle de Brett Bailey qui n’est ni une repentance, ni une flagellation. Brett Bailey n’a pas pensé Exhibit B en tant que Blanc mais en tant qu’artiste. Tout comme je ne suis pas l’héritier de ceux qui ont exhibé des personnes dans des zoos humains, les personnes d’origine africaine, antillaise, maghrébine, asiatique, etc. ne sont pas les héritiers de cette violence.



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