Les publications ont été légion pour évoquer la grande figure de Jaurès. Il manquait toutefois une étude de sa pensée. C’est chose faite : les éditions du Seuil publient un ouvrage important de l’historien Jean-Paul Scot, sur Jaurès et le réformisme révolutionnaire.
Pourquoi avoir attendu si longtemps, pour disposer d’une synthèse solide sur l’arrière-plan intellectuel et stratégique de celui qui fut la grande figure du socialisme français d’avant 1914 ? Peut-être parce que son œuvre est foisonnante, dispersée dans une multitude de discours et d’articles publiés aux quatre coins de l’Hexagone. Sans doute aussi parce que Jaurès est un personnage atypique.
Jaurès et la complexité
Dans la galaxie du socialisme international du début du XXe siècle, Jaurès n’appartient pas à la gauche, ni celle du « pape »» de l’Internationale ouvrière, l’Allemand Karl Kautsky ni, a fortiori, celle plus radicale des « trois L » (Vladimir Lénine, Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg). Au tout début du siècle, quand le socialiste Alexandre Millerand entre dans le gouvernement Waldeck-Rousseau, Jaurès est du côté des « ministérialistes », quand toute la gauche socialiste européenne vitupère la « trahison de classe ». Et pourtant, cet homme étonnant, venu tout droit du républicanisme modéré, gagné peu à peu au socialisme, au départ minoritaire parmi les siens, va devenir la figure marquante du socialisme réunifié d’après 1905. Il va rallier une partie des partisans de Jules Guesde, se rapprocher des héritiers d’Auguste Blanqui, passer alliance avec l’ancien communard Édouard Vaillant et dialoguer avec les « syndicalistes révolutionnaires » de la CGT, pétris d’anarchisme.
Or la France est l’un des rares cas, en Europe, où la masse des adhérents socialistes choisit après-guerre de se rallier au modèle révolutionnaire russe des bolcheviks. Le « parti de Jaurès » d’avant 1914 a basculé du côté du « parti de Lénine ». Les opposants de l’adhésion à l’Internationale communiste, l’avocat Léon Blum en tête, ont beau invoquer les mânes de Jaurès, l’esprit socialiste français d’alors préfère se tourner vers Moscou. Or les dirigeants bolcheviques ne prisent guère Jaurès. Trotsky le respecte mais s’en méfie, Lénine déteste sa rhétorique et le classe du côté des opportunistes. Bref, pour ceux qui choisissent Moscou contre Londres, il n’est pas bien vu de se réclamer de celui qui a incarné si longtemps un socialisme parlementaire.
Les plus à l’aise avec Jaurès sont les anciens minoritaires du Congrès de Tours, en décembre 1920. Mais ils vont faire du grand homme le symbole de l’antibolchevisme : Jaurès, c’est l’antithèse de Lénine, celui qui répugne au modèle insurrectionnel et préfère les vertus pacifiques du suffrage universel. Voilà donc, par la force des choses, Jaurès tiré du côté de la « réforme » et non de la « révolution ». Sans doute les communistes ont-ils par la suite, notamment après 1934, revalorisé à la hausse la référence au député de Carmaux. Mais ils insistent alors sur le pacifiste, sur le défenseur des ouvriers, ou sur l’historien de la Révolution française, davantage qu’ils ne mettent en avant sa pensée politique profonde.
L’homme de la synthèse
Jaurès, de façon globale et sans autre forme de procès, est donc vu davantage comme un homme du réformisme « raisonnable » que comme un tenant de la voie révolutionnaire. Le mérite de Jean-Paul Scot, à partir d’un dépouillement exhaustif des textes disponibles, est de montrer qu’il n’en est rien. Jaurès, nous démontre-t-il, est du côté de la révolution, mais à la manière dont le socialisme européen d’avant 1914 espère que cette révolution adviendra : par la combinaison de la lutte des classes et du suffrage universel. La formule clé de Jaurès, insiste Jean-Paul Scot, est bien celle « d’évolution révolutionnaire », qu’il formalise autour de 1901 et qui va devenir en 1908 le bien commun du parti réunifié de 1905, la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière).
Inclassable, Jean Jaurès, parce qu’il est l’homme de la synthèse. Il l’est, pourrait-on dire, par constitution : il vient du « parti républicain » et de sa branche modérée (il est au départ proche de Jules Ferry et des « républicains opportunistes »), il charge peu à peu la République d’un contenu social, finit par passer au socialisme, mais sans tirer un trait sur ce qui lui paraît de meilleur, dans cette République dont le vieil Engels disait qu’elle était la forme politique du socialisme. La synthèse, chez Jaurès, n’est pas une prudente médiane. Elle se nourrit d’une connaissance impressionnante des grands débats du socialisme européen. Germanophone, Jaurès est l’un des meilleurs connaisseurs français de la pensée socialiste allemande. Lecteur de Marx dans le texte, il récuse le « révisionnisme » d’Eduard Bernstein (auquel son « ministérialisme » aurait dû l’attacher), mais rechigne devant la rudesse de Karl Kautsky (dont sa lecture de Marx le rend proche). En France, il critique âprement le « possibilisme » de Paul Brousse, mais se heurte tout autant à l’intransigeance d’un Jules Guesde. Il se démarque de façon brutale du « solidarisme » formalisé par le radical Léon Bourgeois, mais il n’aime pas les théories « anarcho-syndicalistes » des dirigeants de la CGT. Les positions tranchées de ces syndicalistes le heurtent, mais il plaide continument pour le dialogue avec eux et plaide pour l’autonomie totale du syndicalisme en 1906, quand les « guesdistes » la récusaient, au nom de la direction nécessaire du parti sur les syndicats et les coopératives.
Or c’est cet esprit de synthèse qui le conduit vers « l’évolution révolutionnaire ». Comment définir un tel oxymore, cette union de deux termes en apparence contradictoires ? Pour Jean-Paul Scot, la réponse est nette : Jaurès est tout entier du côté de la révolution (les réformes ne sont pas des solutions), mais la révolution n’est qu’incantation si elle n’inclut pas le processus complet qui la mène à son terme (la réforme est alors un préparatif à la révolution). Le cheminement de Jaurès accompagne en fait le mouvement qui, après 1871, conduit Engels et le mouvement socialiste à prendre des distances avec les modèles insurrectionnels antérieurs et à revaloriser l’action pacifique appuyée sur le suffrage universel. Ajoutons-y l’ambivalence française du républicanisme, qui pousse Jaurès à penser toujours en termes de contradictions : c’est le rapport des forces de classes, et lui seul, qui décide si la République reste cantonnée dans sa forme bourgeoise (la pente radicale) ou s’ouvre vers sa dynamique sociale (la pente du socialisme).
Portée et limites d’une époque
Au fond, quand le socialisme oscille entre la tentation du « révisionnisme » et les facilités de « l’orthodoxie », plutôt que de balancer entre la peur de l’isolement ouvrier et la crainte de l’engluement opportuniste, au lieu de penser isolément les termes de la contradiction, Jaurès suggère de les traiter ensemble. Il le fait à sa manière, qui le rend suspect aux yeux d’une large part de la tradition socialiste européenne. Mais il incarne ce qui, au début du XXe siècle, fut un devenir possible de la social-démocratie encore de souche révolutionnaire.
Le problème est que ce possible ne s’est jamais déployé pleinement. La bifurcation de l’été 1914 interrompt brutalement l’ascension. Dans la crise exacerbée du début de siècle, la vague nationaliste emporte l’espoir pacifiste du socialisme. Elle dévalorise du même coup les stratégies optimistes fondées sur l’expansion du mouvement ouvrier et la dynamique du suffrage universel. En décembre 1920, Marcel Cachin, qui fut un guesdiste convaincu, explique à ses camarades du congrès de Tours que « le fusil a remplacé l’urne ». Dès lors, la pensée fluide et complexe de Jaurès se trouve rabattue du côté de l’échec. De l’évolution révolutionnaire, il ne reste plus que l’évolution ; dans le langage de l’époque, autant dire la compromission. Le cœur de la pensée jaurésienne est écarté, pour longtemps : trop hardi pour ceux qui choisissent le pragmatisme du travaillisme anglais, trop timide pour ceux qui préfèrent la radicalité russe.
Le mérite du travail de Jean-Paul Scot est double : il restitue la pensée de Jaurès dans l’épaisseur de son expression foisonnante, sans trier a priori dans son expression ; il replace le cheminement jaurésien dans les controverses de son temps, en France et en Europe. En même temps qu’un livre sur Jaurès, c’est une réflexion globale sur la stratégie politique du mouvement socialiste qui nous est proposée. Dans un moment de décomposition et de recherche de recomposition, ce regard rétrospectif exigeant est nécessaire. On sait toutefois, depuis Beaumarchais, que « sans la liberté de penser, il n’est point d’éloge flatteur »… Peut-être notera-t-on chez Scot, ici ou là, le désir de trouver, dans Jaurès et sa pensée complexe, des réponses déjà formulées aux questions redoutables du présent. Or, si l’esprit de Jaurès est un stimulant, sa lettre est tout aussi datée que passionnante. Jaurès, nous rappelle l’historien, écrivait que « le marxisme lui-même contient les moyens de compléter et de renouveler le marxisme ». Nous devrions procéder de même avec le « jauressisme ». Encore faut-il au préalable le connaître. Et, grâce à Jean-Paul Scot, nous le connaissons mieux.


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