Chorégraphies

Depuis les années 80, la danse contemporaine a connu un développement exceptionnel. De nombreux chorégraphes et compagnies ont énoncé des esthétiques riches et diverses. Un renouveau s’est fait jour. Une première approche, en deux articles (1).

Alors que les dispositifs artistiques et institutionnels mis en place pour la danse dans les années 80 exposent aujourd’hui leurs failles, à la fois du fait des restrictions budgétaires et de l’essoufflement évident de cette  » danse française  » qui fut le fleuron des  » années Lang « , une nouvelle génération de créateurs embrasse vigoureusement la complexité des rapports entre esthétique et politique. On l’a assez dit, la question des rapports de la création avec le pouvoir ou l’Etat n’est politique que dans la mesure où elle informe le potentiel artistique, et que, budget ou pas, les artistes se soumettent ou, au contraire, font trembler les cadres de l’institution. C’est bien cette question que pose, avec virulence, humour et esprit, une nouvelle génération de danseurs qui commence, déjà, à dessiner de nouveaux territoires de la danse. Le modèle dominant des années 80 aura été celui des pièces nombreuses, travaillant sur l’excès, les décors monumentaux, l’épuisement physique, voire, souvent, la violence. Ses danseurs sont des artistes du choc, virtuoses cascadeurs qu’aucune chute, aucune collision n’épuise, trouvant au contraire leur ressort dans la compression et l’impact. La danse, dans ces spectacles d’apocalypse énergétique, est un matériau parmi d’autres. Impressionnante, virtuose, épuisante, certes, elle n’est pourtant pas le lieu premier du sens; fonctionnant sur des modes identifiés de  » production « , elle réitère le vocabulaire désormais standardisé d’une certaine danse contemporaine, et fait du corps du danseur un élément, un  » instrument  » comme on l’entend souvent dire…par les danseurs eux-mêmes. Les danseurs, d’ailleurs, se vivent de plus en plus comme les météores propulsées par la loi d’un système dont ils ne sont guère plus que des particules: la chorégraphie et son maître, le chorégraphe, dont les années 80 ont fait un monarque absolu.

Danseur – chorégraphe: une polémique replacée sur le terrain artistique

Les débats qui s’élèvent dans la profession depuis plusieurs années, sur le manque de reconnaissance de l’interprète, le pouvoir excessif du chorégraphe, les droits (moraux et patrimoniaux) mal partagés, l’aliénation du danseur – économique autant qu’humaine – posent une polémique binaire assez improductive qui fait du chorégraphe un patron, et de l’interprète un travailleur exploité. Arguant que les processus contemporains de création font souvent appel à des matériaux gestuels produits par les danseurs, ceux-ci revendiquent d’être reconnus comme  » créateurs « , voire même co-auteurs de certaines pièces, ignorant qu’ainsi, ils sont les premiers à dévaloriser le statut de l’interprète, posé comme  » moins  » créateur,  » moins  » reconnu,  » moins  » identifié que l’auteur. Ces débats s’exercent principalement dans le cadre fragile des tentatives de mobilisation de la profession – qui rencontre une frappante difficulté à s’organiser – et saisissent rarement que le malaise vécu par les danseurs est aussi, et peut-être surtout, un malaise artistique; que le sentiment  » d’exploitation  » économique, tout à fait réel, est cohérent, ou fait symptôme, de ce que bien des pièces des années 80 ont fait du danseur: un objet de fantasme, un être irréel qui n’est pas sans rapport, malgré la distance esthétique, avec la ballerine romantique, ange-fantôme à la scène, femme facile à la ville. Aussi, tandis que s’exacerbent, avec la crise économique, ces discussions sans fin sur l’origine de la douleur – car il s’agit bien de douleur, tant les danseurs sont, physiquement autant que moralement, continuellement blessés – on voit apparaître d’autres réponses, artistiques cette fois. Depuis quelques années, des interprètes, tout en continuant leur métier (contrairement à la règle des années 80 qui voulait que tout  » danseur  » devenait, un jour,  » chorégraphe « , et que les deux statuts s’excluaient mutuellement), pensent la danse autrement. Certains se sont constitués en collectifs autour d’un projet: le Quatuor Knust a été formé par quatre danseurs qui, les premiers en France, se sont intéressés au répertoire de la danse moderne, et les Carnets Bagouet qui rassemblent les anciens interprètes de Dominique Bagouet, décédé en 1992, autour de la transmission de son oeuvre à d’autres compagnies. D’autres investissent une forme séminale de toute l’histoire de la modernité: le solo, qui remet la danse au coeur de l’oeuvre, non plus comme  » matériau  » de la chorégraphie, mais comme lieu premier du travail du sens. Ainsi apparaissent des formes qui rendent inopérante la polémique entre chorégraphe et danseur, et replacent la dialectique de la danse et de la chorégraphie sur un terrain artistique.

Interprète – spectateur: un rapport ambivalent de séduction

Ce qui est intéressant dans ces nouveaux événements est avant tout la transformation de rapports qui s’étaient figés: le rapport chorégraphe/interprète, bien sûr, mais, aussi, à travers lui, le rapport danseur/public. Le spectateur des années 80 a le regard et le corps éblouis par des spectacles débordants; il est habitué à rebondir sur des corps quasi virtuels, guerriers, éclatants d’une virtuosité devenue pléthorique. Ce rapport de séduction – au double sens de désir et de possession – est un rapport ambivalent: le corps du danseur se construit autant pour répondre à ce regard que le regard s’ajuste à l’image qui lui est proposée. Peut-être est-ce pour cela que la nouvelle génération s’intéresse à des formes minimales.

Virtuosité intérieure qui travaille le sens à sa source mouvementée

Emmanuelle Huynh, brillante interprète des compagnies d’Hervé Robbe et Odile Duboc, fut la première à oser créer un solo, Mùa, dans une presque totale obscurité. Position radicale ? Plutôt retour à une question fondamentale de la danse: comment interagissent le geste du danseur et la perception du spectateur ? Comment l’un et l’autre refondent ou transforment des codes communs, comment le recours à certaines conventions du spectacle et du mouvement conditionne le regard du spectateur, et réciproquement, comment la transformation de ce regard – ici par la pénombre obligeant à des modes de perception inhabituels, notamment la vision dite périphérique – transforme le geste du danseur. Rachid Ouramdane, encore un interprète d’Hervé Robbe et Odile Duboc, crée pour sa camarade de compagnie, Julie Nioche, un étonnant solo: 3, avenue de l’Espérance, accompagné du seul bruit d’un papier de soie invisible glissé sous le collant sombre de la danseuse. Gestuelle stridente, danse creusée aux angles et courbes amers, se raréfiant jusqu’au point où le regard cherche, dans la quasi- obscurité, les traces du souffle de la danseuse, ces deux solos (qui ne sont pourtant pas les deux seuls) pourraient bien devenir les emblèmes des danses de cette fin de décennie: rompus aux exploits de la technique (contrairement aux générations précédentes) ces interprètes revisitent leurs corps savant, et en dévoilent les fondations. Ils reviennent à ses profondeurs architecturales, font jouer en virtuoses ses ressorts non pas dans la figure spectaculaire, mais plutôt du côté de l’initiale: là où les ruptures, les retournements, les changements abrupts de direction prennent leur origine, plutôt que là où ils trouvent leur plein épanouissement. Virtuosité, donc, mais intérieure, qui travaille le sens à sa source mouvementée plutôt que dans les formes rhétoriques du discours. Ainsi, alors qu’on nous promettait la fin de la création contemporaine, les danseurs reviennent à la danse; dans des conditions infiniment plus difficiles qu’il y a une dizaine d’années, ils rejouent le politique à l’oeuvre dans leur corps et inventent, finement, une alternative aux pièges du pouvoir.n I. G.(A suivre)

1. Le deuxième article,  » Déplacer le regard: nouvelles formes de représentation « , sera publié dans le n° 32 de Regards, en février 1998.

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *