Edouard Pignon

L’un des plus riches de France, le musée des Beaux-Arts de Lille, rénové après plusieurs années de travaux, propose une première exposition temporaire de l’oeuvre d’Edouard Pignon (1905-1993).

Le parti pris muséographique de cette exposition se veut à la fois historique et critique. La grande salle, originalité du lieu, ménage une série de murets blancs en son centre, comme autant de cimaises en pointillés, si bien que l’on circule dans cette aire à coups d’angles morts, de faces cachées, de perspectives dérobées, comme des raccourcis temporels qui oblitèrent une partie de l’oeuvre. Les différentes époques de l’oeuvre du peintre s’y déclinent de manière toutefois linéaire, depuis les Meetings et l’Ouvrier mort jusqu’aux Dames du soleil (1983-1984).

 » Je veux faire rendre gorge à la réalité « , disait Pignon. Il a sa façon de la mâcher, d’une pupille vorace dans l’oeil denté qui la saisit pour la restituer en ses mille diffractions de sens, de couleurs, de mouvement, de temps en elle suspendu. Cette peinture saute aux yeux. A la gorge ? Voyez la série  » Combats de coq « : une vaste volée de plumes et d’ergots, guettée par un noir de mort, menace d’implosion l’alentour immédiat. C’est beau comme une grenade dégoupillée. Et ce Guerrier angoissé, issu de la série des  » Têtes de guerrier « , qui nous propose un visage faunesque, cheveux en ceps de vigne, la bouche carnassière semant ses dents à l’envi au-delà de son contour improbable ! Sorties de leur enclos, ces dents ont figure de territoires vus d’en haut. Le peintre joue ici d’une homonymie des formes à échelles variables, si bien que, pour reprendre les mots de Francastel à propos d’une de ses toiles, nous avons là  » une vue planante sur un espace ouvert « . Le terme s’applique également à la série des Plongeurs (1962-1986), thème qui, avec les Nus géants, occupera les vingt dernières années de la vie de l’artiste. Il tente alors, à l’encontre de la fixation photographique, d’accumuler les détails – et les secondes du vol plané – d’une échine osseuse aux jambes multiples, en plein saut, vers un vide sectionné de couleurs. Captation du mouvement peint, étonnante distension de l’écran plastique. Dans son livre, la Quête de la réalité, Edouard Pignon écrit:  » Les mouvements que mes personnages font, je les fais aussi. » En cela, la sérialité, dont il est adepte dès ses tout débuts de peintre, joue a contrario de l’usage courant. Elle se donne non comme des points de vue différents sur un même sujet, mais comme la totalisation d’une réalité multiple en son mode d’apparition. » Une série, précise-t-il, c’est une série de démarches pour connaître « .

La sérialité comme totalisation d’une réalité multiple

Ce peintre de l’inclassable, bien présent à la réalité chargée de son époque, se coltine le réel en acte. Il en tente la redistribution à la mesure de perceptions inouïes. Mais il nous appartient d’interroger le désir qui le pousse. Ainsi la série des Maternités prend-elle racine dans une double origine: la photographie d’un journal – Pignon, qui a fourni des illustrations au premier Regards, celui des années 30, touche de près à cette technique – où l’on voit une mère espagnole avec son enfant mort sur les genoux et la Naissance de la Vierge de Signorelli. Dans ce bras au fusain, pèsent le poids du petit, tendresse enveloppante, mais en même temps la douleur indicible de l’avoir tôt perdu. Réside ainsi dans son oeuvre la projection d’une réalité multiple, laquelle totalise ce qui nous échappe. L’exposition se conclut, en majesté, sur les Nus et les Nus géants qui obséderont l’ultime palette de l’artiste. Ces oeuvres se concentrent autour de  » la forme lumière « . De facture extrêmement libre, ces Nus ne sont pas sans rappeler ceux de Matisse, que l’auteur goûte plus que tout. Il ressaisit ici le mouvement des corps alanguis même si la surface est quasi envahie par une couleur à couper au couteau, dense, irradiante, où le sein et l’oeil redécoupent l’espace autour d’eux, lorsqu’ils ne sont pas regard masqué, caché derrière cette rude stridence. La toile a des allures de grande flambée, se consume de l’intérieur, dans un élan d’autant plus pathétique que l’on sait le peintre alors atteint, depuis peu, d’un début de cécité.n M. S.

Edouard Pignon, rétrospective, Palais des Beaux-Arts de Lille, jusqu’au 1er mars 1998.

Commissaires de l’exposition: Didier Schulmann, conservateur au Musée national d’art moderne de Paris et Philippe Bouchet, auteur du beau catalogue raisonné de l’artiste.

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *