Cyberculture

Entretien avec Philippe Queau

Au temps de la mondialisation économique, les cultures, les arts, les imaginaires et les savoir-faire trouvent les moyens technologiques de leur diffusion planétaire. Non sans problèmes. Rencontre avec l’un des artisans de la circulation de la mémoire de l’humanité.

Au sein de l’Institut national de l’audiovisuel, vous avez créé  » Imagina « , devenue aujourd’hui la plus importante manifestation européenne consacrée aux images virtuelles. Vos homologues vous considèrent comme un  » pape « . Pourquoi avoir quitté cet univers qui vous a en quelque sorte  » consacré  » pour une institution telle que l’Unesco ?

Philippe Quéau: Parce que les problèmes sur lesquels butent les Etats sont devenus mondiaux. L’Unesco est la seule institution qui permette de poser avec une certaine légitimité la question de la société de l’information du point de vue politique, éthique, culturel et social. Aujourd’hui, on assiste de manière globale à une prédominance absolue de l’idée du  » marché « . On croit en effet le marché capable, grâce à sa main invisible, de faire surgir comme par magie quelque chose qui s’apparenterait à de l’intérêt général. Mais d’autres écoles de pensée, dont je suis, ne partagent pas ce point de vue. Le pouvoir politique a encore un rôle à jouer, et le politique auquel je fais allusion se place dans une perspective mondiale, or la loi du marché n’intègre ni les diversités politiques, ni les spécificités culturelles.

Les Américains se comportent en  » maîtres du monde « . Ils sont très présents dans le système des Nations unies mais paradoxalement absents de l’Unesco. Comment comptez-vous vous faire entendre ? Quelle marge de manoeuvre avez-vous par rapport au lobby qu’ils constituent ?

P. Q.: La mission de l’Unesco, qui est pour moi un  » think tank  » (un groupe de réflexion), n’est pas de faire pression sur tel ou tel Etat, mais de faire émerger des idées qui, par leur propre force, mobilisent les énergies, des idées que peuvent mettre en pratique les Etats, les institutions gouvernementales mais aussi la société civile. Un exemple: la promotion de l’idée du domaine public de l’information. D’ici cinq ou dix ans, l’accès matériel au réseau sera en bonne voie d’être résolu: on prévoit un milliard d’habitants connectés à Internet en 2010. Ce qui est stratégique pour nous, c’est de développer l’accès des citoyens du monde à l’information elle-même, et pas seulement aux réseaux. Notre idée, à l’Unesco, est de dire aux 186 Etats membres dont un grand nombre appartiennent aux pays en voie de développement:  » Plus il y aura des informations publiques gratuitement accessibles, plus sera équilibré le rapport de force entre public et marché. » Nous essayons de les persuader de promouvoir activement leurs domaines publics, c’est-à-dire le savoir qui dort dans leurs bibliothèques, leurs archives et leurs musées. Dans un autre registre, également public, il y a les dispositions gouvernementales, les textes juridiques, et les écrits relatifs à la recherche. L’ensemble de ces informations, dont les Etats sont les dépositaires ou les financeurs, constituent une masse de connaissances considérable mais les intérêts privés ont une fâcheuse tendance à  » faire écran  » entre les gouvernements et les citoyens. Saviez-vous qu’en France, l’accès au Journal officiel par Minitel se fait au prix exorbitant de 700 F de l’heure, alors qu’aux Etats-Unis ce type de renseignement est gratuit sur internet (1) ? L’Unesco regroupe donc 186 Etats membres, les plus pauvres étant les plus nombreux: 4,3 milliards de personnes, sur les 5,8 milliards qui peuplent la planète vivent avec moins de deux dollars par jour. Alors que la pauvreté s’aggrave, l’aide des pays riches a atteint en 1996, le niveau le plus bas de son histoire, à savoir 0,25% des PNB (2). Il est important que se constitue un immense domaine public gratuit de l’information si l’on veut que ces femmes et ces hommes puissent avoir un jour l’espoir de rattraper les  » info-riches « . Notre travail est de convaincre les Etats membres que l’important réside dans la mise en valeur du domaine public, dans sa défense et sa diffusion. En novembre dernier, lors de la 29e conférence générale de l’Unesco, cette stratégie a été acceptée avec enthousiasme. C’est un très grand pas en avant. L’Unesco a désormais les mains libres pour créer des projets pilotes, malgré la faiblesse de ses moyens financiers (3).

Vous défendez la notion de domaine public de l’information alors que nous assistons à la privatisation des moyens techniques, à la constitution de groupes financiers monopolistiques: Microsoft et ses 288 satellites-Internet couvriront la planète dès 2001. Il y a non seulement danger de monopole de diffusion et de contenu de l’information, mais aussi privation chez les moins favorisés de l’accès aux réseaux comme l’Internet. En outre, le matériel informatique, les logiciels, les navigateurs restent chers. Sans parler du prix de l’accès au réseau. Comment gérer ce paradoxe ?

P. Q.: Aujourd’hui, la course à la puissance et à l’innovation profite aux industriels qui organisent une obsolescence récurrente et induit un certain gaspillage. Diffuser du matériel à base de processeurs pas forcément du dernier cri, mais capables de fonctionner avec des logiciels peu gourmands, devient urgent. Un PC de base,  » tout terrain  » pourrait équiper toutes les écoles publiques du monde: avec des microprocesseurs 386 ou un 486 on pourrait faire des merveilles… Il suffirait dans un premier temps de définir, via un consortium mondial, des spécifications techniques et financières et, dans un second, de négocier avec les industriels un prix de  » gros « , vu le nombre d’ordinateurs à produire… Il faudrait promouvoir et généraliser l’usage des  » freewares  » (des logiciels gratuits): certains navigateurs tels que MOSAIC, créé par l’université de Chicago, des systèmes opératoires comme Unix ou Linux, peuvent se télécharger gratuitement… Le concept du  » World Wide Web  » a été développé au CERN, un laboratoire public européen, et a connu un succès mondial. Il appartient au domaine public et sert l’intérêt général. Ce que la recherche publique a pu faire avec le web, pourquoi ne pas le reproduire avec un système d’exploitation ? L’idée, ce serait de faire la même chose pour un système d’exploitation  » public « , en concurrence avec Windows, et équiper, mondialement et gratuitement écoles, universités, institutions publiques… En ce qui concerne le savoir, il se diffuse soit en ligne, par Internet, soit sous forme de CD-Rom. Un CD-Rom coûte moins de 5 F à produire et peut comporter plus de 120 000 pages de texte ou plus de 1000 livres. Sur un DVD-Rom, un simple disque de 12 cm de diamètre et pesant quelques grammes, on peut archiver 100 000 livres, ce qui équivaut à 100 bibliothèques municipales. Notre objectif à l’Unesco est de mettre sur pied un immense réseau mondial, très puissant, d’information gratuite, libre de droits, afin de contrebalancer l’influence du privé et de réduire l’écart entre pays du Nord et pays du Sud, entre  » info-riches  » et  » info-pauvres « . Je ne vois pas d’autre alternative. A l’Unesco, nous ne voulons pas d’un monopole industriel qui contrôlerait toute l’économie du web.

Vous proposez donc le web, le CD-Rom et le DVD-Rom comme outils de rééquilibrage dans la diffusion des cultures. Mais le web peut-il aussi oeuvrer en faveur de l’équilibre des richesses ?

P. Q.: Bien entendu et je répondrai par l’exemple d’ ETO (Electronic Trade Opportunity), lancé à l’initiative de la CNUCED en octobre 1994 (4). ETO est une place mondiale sur Internet qui permet aux pays en voie de développement de faire des offres marchandes à très bas prix. Il y a, dans une soixantaine de pays, des centres serveurs mis en réseau et gracieusement hébergés par des institutions sous l’égide des Nations unies. Ils diffusent des  » news group  » (Forums de discussion) regroupés par spécialités. Actuellement, plus de 4 millions de courriers électroniques par jour sont adressés à plusieurs centaines de milliers d’entreprises en fonction de leurs centres d’intérêt. Cela va des légumes frais aux produits les plus sophistiqués. La croissance est tellement forte que l’on prévoit 500 millions de méls (pour E-mail, courrier électronique dans la graphie proposée par l’Académie française!) par jour avant l’an 2000. A lui seul, ETO occupe plus de 60% de la bande passante des organisations des Nations unies à Genève. Ce système est sur le point de devenir un des plus grands centres de commerce mondial. Le web sert déjà de place d’échange pour les produits des pays défavorisés.

L’Internet serait un moyen de résoudre la dichotomie du monde ?

P. Q.: Les quatre milliards d’habitants sur cette planète qui gagnent moins de 2 dollars par jour sont quatre milliards de cerveaux pour peu qu’on leur donne les moyens de sortir d’un quotidien asservissant. Il n’y a aucune autre voie. En outre, si chaque Etat numérise et rend accessible sur Internet et sur CD-Rom son patrimoine informationnel public, un pas de plus sera franchi vers le multilinguisme et la diversité culturelle qui n’ont, pour l’instant, que peu de place sur le réseau Internet.

Pourriez-vous nous parler de votre projet  » Mémoire du Monde  » ?

P. Q.: L’Unesco a lancé le programme  » Mémoire du Monde  » sur le web afin d’éviter l’amnésie collective. Nombre d’archives sont aujourd’hui en péril. Que sait-on des livres détruits par la guerre à Sarajevo ? Sur notre site web, nous avons mis en ligne la seule trace qui en reste (5). Au XXe siècle, un nombre effroyable de bibliothèques et d’archives ont disparu (6). Nous aidons la diffusion de fonds documentaires, en les mettant sur notre site web, en produisant des CD-Roms. Mais la tâche est immense et nous n’avons que très peu d’argent. C’est pourquoi nous cherchons surtout à sensibiliser les décideurs et plus généralement l’opinion publique sur l’obligation de mémoire. Nous recensons dans chaque Etat membre de l’Unesco les documents les plus précieux, les plus significatifs – sur tous les supports, y compris les feuilles de palmier – mais aussi les archives photographiques, cinématographiques et sonores. Au cours d’une réunion d’experts à Tashkent, en Ouzbékistan, nous avons décerné le label  » Mémoire du Monde  » à une trentaine de projets de portée universelle incontestée (7). Faciliter l’accès aux documents, utiliser les techniques du numérique afin de créer une immense  » mémoire virtuelle du monde  » accessible à tous gratuitement, est, pour nous, fondamental.

* Directeur de la division Information et Informatique de l’Unesco.

1. Lionel Jospin, lors de l’Université d’été de la communication, à Hourtin, en août dernier, a promis que l’accès au Journal officiel se ferait par Internet et gratuitement.Ce devrait être en ce mois de janvier…

2. Source:  » Reality of Aid « , novembre 97, rapport rédigé par les principales ONG des pays de l’OCDE (dépêche AFP du mercredi 26 novembre 1997).

3. Le budget de l’Unesco est de 270 millions de dollars par an, ce qui correspond à l’équivalent de 3 heures de fonctionnement du secteur militaro-industriel américain ou encore à la moitié du budget des établissements scolaires de San Francisco.Sa mission est de promouvoir les secteurs de la science, de la culture, de l’éducation auprès des 186 Etats membres.

4. Adresse internet: http ://www.unicc.org/untpdc/

5. http ://www.unesco.org/webworld/mediter/sararch.htm

6. http ://www.unesco.org/webworld/mdm/administ/fr/detruit.html

7. http ://www.unesco.org/webworld

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *