Allemagne

Günter Grass, l’égal d’écrivains comme Marquez, Gordimer ou Rushdi, est dans son pays un écrivain qui dérange. Son dernier roman, Toute une histoire *, a provoqué des attaques plus nombreuses que d’habitude.

Günter Grass est un écrivain citoyen, bien ancré dans son temps, que l’histoire allemande n’a pas épargné et qui n’a cessé de s’en souvenir. Né en 1927 à Dantzig, où ses parents étaient épiciers, l’adolescent est enrôlé dans la Wehrmacht. En 1945, il est blessé, puis emmené prisonnier aux Etats-Unis. De retour en Allemagne, il sera mineur, tout en suivant des cours de sculpture. Sa volonté artistique le mène à Paris (de 1956 à 1959). Son  » atelier  » est une cave humide. Il y brûle successivement trois versions d’un roman, dont l’une est titrée le Joueur de tambour (1). En 1958, il lit devant la célèbre association d’écrivains ouest-allemands, le Groupe 47, deux chapitres de son roman en gestation et remporte le prix annuel de ce groupe (5 000 marks). Les éditeurs rivalisent de propositions. La situation matérielle de l’écrivain, atteint de tuberculose et qui vivait avec sa femme et leurs deux jeunes enfants dans un minuscule deux pièces de l’avenue d’Italie, est dès lors assurée. Parallèlement, Grass s’engage. En 1961, il intervient dans la campagne électorale pour soutenir Willy Brandt et, jusqu’en 1972, sera de toutes les campagnes du SPD (Parti social-démocrate d’Allemagne). Puis il participe au mouvement pacifique. Il entre au SPD en 1982 et le quitte en 1992 en désaccord avec la politique sur l’immigration prônée par ce dernier.

A Göttingen, après la chute du Mur de Berlin…

Dans un article paru à l’occasion des soixante-dix ans de l’écrivain, le critique Fritz J. Raddatz (2) relève, à côté du lexique des louanges ( » vitalité effrénée « ,  » puissance poétique « ,  » génie de l’invention « ,  » talent naturel pour la narration « ), une kyrielle d’expressions de haine parues dans les journaux aussi sérieux que Die Frankfurter Allgemeine Zeitung (quotidien de Francfort), Die Zeit (hebdomadaire national de Hambourg) et Christ und Welt (le Chrétien et le monde):  » sombre marée d’ordures « ,  » goût pour la pathologie sexuelle « ,  » imagination fécale nauséabonde « ,  » plaisir sadique  » et  » attaque obscène et sans scrupules contre l’Eglise « . Cette  » culture  » de la haine fondée sur la pratique de la dénonciation et des attaques les plus furieuses et entretenue par une certaine critique s’autorise même à la violence physique. Dans son Bref Discours d’un compagnon sans patrie (3), paru quelques semaines après la chute du Mur de Berlin, Grass raconte:  » Un peu avant Noël, comme je revenais de Göttingen et me trouvais à la gare centrale de Hambourg pour changer de train et prendre la direction de Lübeck, un jeune homme s’approcha de moi, me traita de traître à la patrie, me laissa avec ce mot qui résonnait en moi. Mais comme, ayant retrouvé quelque sang-froid, j’étais allé acheter un journal, il revient pour me hurler sur le ton de la menace qu’il était grand temps qu’on liquide les gens de mon espèce. » Et Grass d’ajouter que ce mot  » traître à la patrie  » n’était pas une trouvaille du jeune injurieur, mais que, couplé à l’expression  » compagnon sans patrie « , il avait été déjà utilisé dans l’histoire allemande.

C’est que, outre que Grass met les pieds régulièrement dans le plat politique immédiat, son oeuvre multiple (romans, poèmes, nouvelles, récits, théâtre, essais, lettres ouvertes et gravures) est un long démêlé avec la culpabilité non seulement de l’individu mais aussi de la Nation (des Nations) envers les femmes, les enfants, les juifs, les Polonais, le tiers monde et la terre dont nous avons héritée. Avec un but précis, celui de l’Aufklärer, celui qui tire les faits au clair, instruit, informe, détrompe, tente de tirer autrui de ces erreurs, pour que les crimes commis ne puissent se répéter indéfiniment.

Un tableau sans concession de deux cents ans d’histoire

Le Bref Discours d’un compagnon sans patrie est un exemple de la clairvoyance de Grass, clairvoyance qui ne se contentait pas de dénoncer mais avançait des propositions. Grass dénonçait en particulier le procès intenté par une certaine presse, avec, à sa tête, le Frankfurter Allgemeine Zeitung, qui, non seulement, jubilait devant la faillite du communisme incarné par la RDA, mais incitait avec férocité à la destruction du socialisme démocratique,  » y compris du rêve de Dubcek d’un socialisme à visage humain « . Le commentaire de Grass était clair:  » Les capitalistes et les communistes ont toujours eu en commun la condamnation prophylactique d’une troisième voie « . Qu’un mouvement dénonçant quarante ans de coercition et exigeant une certaine indépendance put être considéré comme révolutionnaire ne pouvait qu’être nié par les autorités ouest-allemandes. » Il faut faire naître le sentiment qu’à Leipzig et à Dresde, à Rostock et Berlin-Est, ce n’est pas le peuple de la RDA mais, avant toute chose, le capitalisme occidental qui a triomphé « . On connaît la suite.

Nul doute que Toute une histoire s’inscrit dans cette pensée en prise avec la réalité. D’août 1986 à janvier 1987, Günter Grass séjourne avec Ute, sa femme, à Calcutta. Ils ont emporté dans leurs bagages l’oeuvre de Theodor Fontane (4) et les épreuves du roman de Hans Johachim Schadlich, Tallhover (5). De cette lecture soumise à l’épreuve des événements de 1989 et des années suivantes, naîtra Toute une histoire, ce long roman implacable sur l’histoire (de l’unité) allemande que le romancier fait, par commodité littéraire, remonter au Vormärz (période qui s’étend du Congrès de Vienne en 1815 à la révolution avortée de 1848). A travers deux personnages à la stature aussi différente que Laurel et Hardy, Théo Wuttke, Fonty, né cent ans (1919) exactement après Theodor Fontane et comme lui à Neuruppin, petite ville au nord de Berlin: et son antagonique, l’immortel Tallhover, son  » ombre-diurne-et-noctune  » qui, contrairement à la mort (en 1955) imposée par Schadlich à son personnage, continue à vivre sous l’identité anagrammatique de Hoiftaller. Ce mélange d’hier et d’aujourd’hui permet des parallèles historiques qui remontent à la jeunesse de Fontane: les carrières professionnelles sont les mêmes; à l’historiographe des guerres d’unité correspond le journaliste correspondant de guerre sous le IIIe Reich: au promeneur reporter à travers la marche de Brandebourg correspond le conférencier littéraire qui parcourt la RDA. Pendant ce temps, son compagnon, aussi vieux que la police politique, l’espionne. Il avait déjà espionné le jeune Marx, connu la révolution de 1848, l’unification allemande de 1871, la république de Weimar. Il a travaillé pour la Gestapo puis pour la Stasi. L’évocation dans ce contexte du  » paternoster « ,  » ascenseur ouvert sur la face antérieure, fait d’une succession de cabines circulant en continu, franchissant sans s’arrêter le virage de la cave et celui du grenier […] comme une sorte de moulin à prières « , est symbolique: le bâtiment, où cet appareil a survécu, a tour à tour abrité le ministère de l’Aviation du Reich, puis la maison des ministères pendant les quarante ans de la RDA, avant de devenir le siège de l’organisme fiduciaire chargé de liquider la RDA, où cet ascenseur démodé sera un jour détruit dans un incendie inexplicable. Fonty cherche toujours à sortir du circuit infernal, mais seule la dernière tentative réussira: trouvant l’une de ses petites filles, fruit d’un écart conjugal lors de son séjour en France provoqué par la guerre, il s’enfuit dans les Cévennes, bouclant ainsi élégamment la boucle allemande (Fontane était d’origine huguenote !). Au travers de ce couple qui incarne les meilleures possibilités et les pires réalités, Grass dessine un tableau sans concession de deux cents ans d’histoire et jamais il n’y va par quatre chemins.

Günter Grass, Toute une histoire, trad.de l’allemand par Claude Porcell et Bernard Lortholary, Seuil, 650 p., 160 F

1. Le grand roman de Grass, traduit en français sous le titre le Tambour, a pour titre original: Die Blechtrommel (le Tambour de tôle).En Allemagne, le tirage de ce roman dépasse aujourd’hui les quatre millions d’exemplaires.

2. Fritz J.Raddatz, Günter Grass, deutscher Dichter [Günter Grass, écrivain allemand], Die Zeit, n° 42, 10 octobre 1997.

3.  » Kurze Rede emes vaterlandslosen Gesellen « , Die Zeit n° 7, 9 février 1990.

4. Longtemps non ou peu traduit en français, on dispose aujourd’hui d’un nombre suffisant de (très bonnes) traductions de ce classique allemand de la seconde moitié du XIXe siècle, dont le Stechlm (1898), Hachette 1981, Avant la tempête (1878), Aubier-Flammarion 1992, Mes amis d’enfance, Aubier-Flammarion 1993, et Cécile, Aubier-Flammarion 1994, quatre ouvrages traduits par Jacques Legrand.Ce dernier ouvrage, muni d’une longue introduction de son traducteur, doit paraître prochainement en collection Garnier-Flammarion.

5. Hans Joachim Schädlich, Tallhover, trad.de Bernard Lortholary, Gallimard 1988.

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