Où sont passés les intellectuels ? Bonne question

Bon, si vous avez le moral politique
en berne, je ne suis pas sûre qu’Enzo
Traverso vous le remonte. Mais
l’intelligence et la lucidité sont toujours
bienvenues pour affronter une période
aussi complexe que la nôtre. Le
chercheur en sciences sociales pose
en titre de son dernier ouvrage une
bonne question : Où sont passé les
intellectuels ? Il y a comme un trou d’air…
Une éclipse, qui est celle de l’utopie, et
donc forcément passagère. Sous forme
de conversation avec Régis Meyran, ce
court essai paru chez Textuel revient
sur les grandes heures de la figure de
l’intellectuel engagé, inscrit dans la
tradition des Lumières et qui a marqué le
XXe siècle bouillonnant sur le plan social
et politique. Née avec l’Affaire Dreyfus,
cette figure disparaît après la chute du
Mur de Berlin, période où se développe
l’emprise de la communication en
politique et l’hégémonie de l’économie
libérale.

Marx, nous dit Traverso, est sousjacent
à toute cette discussion tant il
a fait vivre l’articulation entre théorie
et pratique, entre interprétation du
monde et projet révolutionnaire pour le
transformer. Et c’est bien ce parti pris
critique qui fait, fonde l’intellectuel, en
miroir avec l’anti-intellectualisme de la
droite conservatrice. L’auteur brosse
rapidement quelques portraits. Il revient
sur le succès de Sartre, dont la définition
de l’intellectuel – « quelqu’un qui se mêle
de ce qui ne le regarde pas »
– constitue
un « appel salutaire » à l’anticonformisme
et au refus de la soumission. Traverso
explique combien « Camus apparaît de
nos jours plus en phase avec le monde
contemporain »
parce que « sa conception
de l’engagement était davantage
éthique que politique et s’adapte mieux
à un monde « postidéologique » »
.
Aujourd’hui, moment de la consécration
des experts de gouvernement, « la vision de l’intellectuel comme conseiller du
prince est particulièrement appréciée »
.
D’où vient le silence des intellectuels
critiques ? « De l’intériorisation d’une
défaite »
, nous dit Traverso. A la fin de la
guerre froide, l’articulation entre pensée
et action s’est bloquée. Les idéologies et
les utopies ont pris du plomb dans l’aile
« l’hégémonie néolibérale est née de
la défaite historique du communisme »
.
Dans le même temps, le statut social de
l’intellectuel a changé avec l’avènement
de l’université de masse. Et la puissance
des médias a bouleversé sa place,
comme l’illustre le cas du « phénomène
Onfray »
. En outre, poursuit Traverso de
façon tranchante, « à partir des années
1980, et surtout aujourd’hui, les partis
n’ont plus besoin ni de militants ni
d’intellectuels, mais surtout de managers
de la communication ».
En effet, affirmet-
il sévèrement, ils n’ont « plus de ligne
directrice claire, plus d’identité sociale »
.
Pour terminer cette brève mais
instructive réflexion, l’alternative peine
à se formaliser. Les pistes pour sortir
de là restent à inventer. Mais, discutant
Foucault, Traverso plaide au moins
clairement pour que l’intellectuel
soit aujourd’hui à la fois universel et
spécifique. Et qu’il ne se plie pas à
l’ordre existant.

Enzo Traverso, Où sont passés les
intellectuels ?,
Textuel, 108 pages, 17 euros.

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