Documentaire choc sur le monde des abattoirs industriels, Entrée du personnel offre à celles et ceux qui y travaillent la possibilité de se réapproprier, et leur parole, et l’image que ces ouvrier-e-s ont d’eux-elles mêmes et, aux spectateurs-trices qui les regardent, la vision poignante et dérangeante d’un terrible labeur. Sidérant.
« J’ai commencé à l’âge de dix huit ans. Le premier jour : un choc. C’est la cadence de tuerie qui fait que c’est violent. C’est pan pan pan. Ca s’arrête pas. C’est une bête qui meurt toutes les minutes. Si cela avait été moins rapide, je pense que j’aurais eu le temps de digérer la première vache avant de voir la deuxième se faire abattre ». Des témoignages de ce genre, Manuela Frésil, réalisatrice d’Entrée du personnel, en a recueilli plus d’une soixantaine. Tous ou presque de façon anonyme. C’est qu’il ne fait pas bon, lorsqu’on est ouvrier dans l’un des nombreux abattoirs industriels de France, parler véritablement de son travail sans être cornaqué par un « responsable », un agent de maitrise, ou sans en subir les conséquences en terme d’emploi. A l’origine pourtant, il ne s’agissait pour la documentariste que de comprendre et de raconter les procédures par lesquelles l’industrie agro-alimentaire qui nous nourrit transforme les bêtes en viande. D’abord Manuela Frasil ne vît que les animaux amenés à l’abattoir où elle se rendit, le plus grand de Bretagne, capable de « traiter » huit cent porcs à l’heure. Ce n’est qu’ensuite qu’elle a vu, et regardé, le saigneur, celui qui tranche les carotides d’un coup de couteau, un geste qu’il répète jusqu’à trois mille cinq cent fois par jour. Puis l’ouvrier qui accroche chaque carcasse par la patte arrière droite à la chaîne. Enfin les désosseurs, puis ceux qui retirent les tendons, et celles qui mettent en barquette. Autant d’hommes et de femmes portant la même tenue des pieds à la tête, indistincts, silencieux à la tâche, comme autant de maillons d’une chaîne qu’on n’imaginait pas aussi violente.
C’est en voix off que se raconte le premier poste, le premier jour. A l’écran les images d’un abattoir de porcs, puis d’un autre, spécialisé dans la volaille. Rien de spectaculaire en ce début de film, mais un malaise diffus, celui de la découverte d’une réalité laborieuse insoupçonnée. Sans parler de celles et ceux qui l’ont vécue, on a toutes et tous une représentation de la chaîne de travail, ne serait ce que par le biais du cinéma. Aliénation grandiloquente dans Metropolis de Fritz Lang, ou comique dans Les Temps Modernes de Chaplin notamment, elle se fait sidérante dans Entrée du personnel. Il ne s’agit d’abord pourtant que de mettre en caisse, ou sur des présentoirs à étages, des volailles plumées, de bêtes poulets de batteries, puis de les étiqueter avant de les placer en chambre froide. Mais avec quelle urgence, quelle frénésie. Manuela Frésil n’a pas besoin d’en rajouter avec des effets de montage ou de mise en scène. Il lui suffit de filmer, en plan séquence ce qui se déroule devant elle, pour rendre compte de la cadence infernale qui constitue le quotidien salarial de ces ouvrier-e-s.
Bien que sonores, les images sont muettes, comme le sont ces travailleurs-ses contraint-e-s de courir pour tenir le rythme. On apprendra plus tard que l’augmentation de la vitesse de la chaîne se fait à l’insu de celles et ceux qui y travaillent. Imperceptiblement. Gagner une seconde sur chaque geste. Laisser les hommes et les femmes accélérer jusqu’à s’essouffler et revenir à l’allure initiale avant que la chaîne ne déraille. Alors dans ces conditions ce sont les corps qui souffrent. Le film en montre quelques uns, en dehors de l’usine, parfois devant. En silence les ouvriers font et refont leurs gestes. Une pantomime bégayante et grotesque, à laquelle néanmoins Manuela Frésil apporte un forme de poésie, de grâce. La manifestation d’une transcendance matérialiste. Un moment de vie, dans un univers mortifère.
Ce n’est qu’à la toute fin de son film, à la durée atypique, qu’intervient la boucherie. Celle de l’abattage de masse, de la découpe des carcasses de bœufs ou de porcs. Que cette tuerie intervienne à l’issue du dévoilement de la réalité de ce travail là, permet d’en comprendre la vraie violence. Celle qui est faite aux bêtes bien évidemment, mais aussi et surtout celle qui est d’abord faite aux hommes. On aura compris qu’il ne s’agit pas ici de prendre position autour de la question animale avant d’avoir dénoncé le traitement faits aux hommes par l’industrie viandarde. Néanmoins, allez savoir pourquoi, à l’issue de la séance, il n’est pas impossible que l’on délaisse l’entrecôte pour lui préférer quelques temps du moins, le tofu.
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