«Le Grand Retournement» de Mordillat, se faire plaisir et puis après ?

Mettre en vers et en alexandrins la crise économique, tel était le pari de Frédéric Lordon, économiste atterré. Le résultat, D’un retournement l’autre, pièce jubilatoire, est mise en image par Gérard Mordillat. On se demande bien pourquoi.

L’histoire de la crise de 2008, dite des subprimes, et de ses dommages collatéraux, on la connaît désormais. Au bord de la faillite après avoir tîtrisé des créances pourries à tout va pour leurs plus grands bénéfices, les banques ont fait appel aux Etats pour se renflouer, au prétexte de protéger l’épargne. Une manne d’argent frais, accordée sans réelles contreparties, réinjectée illico presto dans le circuit financier, créant pour les comptabilités nationales un endettement insupportable. Ces mêmes financiers, une fois les pertes collectivisées et les profits, de nouveau privatisés, imposent alors à leurs sauveurs des cures d’austérités sans précédent, sous la menace de ne plus financer leurs déficits… De cette dernière manifestation en date du jeu de dupes capitaliste Frédéric Lordon en a tiré une farce tragique, en vers et en alexandrins, à la croisée de la grandiloquence classique de Racine et de la vivacité subversive de Molière.

Pour donner vie au texte, Gérard Mordillat, réalisateur à l’engagement jamais pris en défaut, est allé chercher quelques grosses pointures du théâtre et du cinéma, parmi lesquels Jacques Weber, François Morel ou encore Edouard Baer pour ne citer que les comédiens les plus connus d’un casting presque sans faille. Ensuite il a fallu faire avec les moyens du bord, c’est à dire sans financement public, ni engagement des diffuseurs télé. Au total, le budget dont dispose alors Mordillat tourne aux alentours de 500 000 euros, avancés intégralement par Véra Belmont, productrice de convictions. Etait ce pour autant une raison pour choisir de tourner cette adaptation dans une usine à l’abandon, métaphore finalement commune de la ruine de l’économie productive, conséquente à la crise financière ?

Dans ce décor au signifiant univoque, Mordillat, tout à la joie peut être d’avoir réuni son casting de choix, en oublie le principal pour le spectateur du grand écran : la réalisation. Tout se passe alors comme si ce que nous projetait l’auteur de Vive La Sociale, n’était rien d’autre que le montage de prises de répétitions, le making off d’un filage en costume trois pièces. À la gourmandise du texte de Lordon – et quand même les rimes relèvent parfois plus de l’esprit potache d’un khâgneux que d’un grand auteur dramaturge – ne répond qu’un croquis de mise en scène, brouillons de caméras portées et plans assez… plan plan.

L’urgence économique de ce tournage pourrait constituer une explication acceptable à ce ratage visuel. Pour autant, on ne comprend pas très bien, alors que Lordon choisit de ne pas utiliser la langue de l’ennemi, la novlangue économique, pourquoi Mordillat ne s’est pas aligné sur la même rigueur cinématographique. Alors que Lordon ouvre, par le texte même, sa mise à nue des tenants et des aboutissants du capitalisme financier à l’ensemble de la communauté nationale, Mordillat prend le risque esthétique de la réserver uniquement à ceux qui sont déjà convaincus. S’il reste de ce grand retournement une tentative engagée, en effet, de film, dont le principal mérite consiste à mettre un peu de lumière sur le travail tant pédagogique que littéraire d’un économiste trop peu présent dans les grands médias, il est aussi à craindre que sa diffusion, sa dissémination dans le champ du débat nécessaire sur la crise ne soit limité, pour les raisons évoquées ci dessus, aux seuls cercles militants. Dommage.

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