Sur les quais de Seine, les cales de la péniche le Petit bain
abritent un resto, une salle de concert, un studio multimédia
et une structure d’insertion. Bienvenus à bord d’un
boat pas pipole pour une croisière solidaire. Reportage.
Autour du quai François
Mauriac, le quartier a
bien changé. En moins
d’une dizaine d’années.
les terrains vagues ont
laissé la place à la bibliothèque François
Mitterrand, au cinéma MK2, aux
sièges de grandes entreprises et à
une fac. Non loin de là, sur la Seine,
aux pieds de la bibliothèque, les couleurs
vives de la péniche Le Petit bain
tranchent radicalement avec le gris
ambiant. Preuve que le collectif d’architecte
« Encore Heureux » a réussi son
pari : transformer une barge morose en
un lieu culturel acidulé, gai et frais. La
salle de spectacle est immergée dans
le volume de la coque, le restaurant au
niveau du quai offre une vue imprenable
sur la Seine, une salle en hauteur accueille
un bar et des terrasses malheureusement
trop humides en ce début
d’automne pour y prendre un café. De
prime abord, ce bateau semble bobo à
souhait. Il est pourtant issu d’une longue
lignée de lieux alternatifs plutôt trashs,
développés en dehors de champs institutionnels
et marchands au cours des
années 1990. Des squats, des lieux
coopératifs, des friches, des laboratoires,
des projets pluridisciplinaires…
Ces expériences locales et collectives
très singulières ont revitalisé des territoires,
créé de nouveaux liens entre les
populations ou permis de faire émerger
des champs artistiques qui peinaient à
se faire connaître. La Friche de la belle
de mai à Marseille, la Condition publique
à Roubaix, Main d’oeuvre à Saint-
Ouen… À Paris, La Guinguette pirate
et le Batofar sont solidement amarrés
au quai François Mauriac depuis plus
de dix ans. Ricardo Esteban, le directeur
du Petit bain a participé en son
temps à la mise à flots de ces deux bateaux
pionniers. C’était la belle époque
de la nouvelle chanson française avec
des formations comme La Tordue ou
Les Têtes raides. La Guinguette pirate
a permis à une foultitude de groupes de musiques indépendantes venus des
quatre coins du monde de jouer à Paris.
Quant au Batofar, il a su démontrer que
les musiques électroniques et urbaines
ont bien des choses à raconter si on ne
les enferme pas dans les clubs chics
de Paris. Du Batofar au Petit bain, la
force de ses lieux repose sur l’affirmation
de champs esthétiques en prise
avec leur temps, sur l’écriture d’un lieu
atypique et sur la structuration d’un
projet collectif en relation directe avec
son environnement.
Etudier les cartes
À onze heures du matin, pendant que
les matelots nettoient le bar, une réunion
de partenaires privés se tient
dans la cale du Petit bain. Delphine
Zehnder, chargée de communication,
est encore fatiguée de la soirée de la
veille, elle avoue : « On a ouvert ce lieu
sans mode d’emploi et nous sommes
encore en train de l’écrire. »
Né d’une rencontre entre l’équipe de la
Guinguette pirate et celle du Bouquin
affamé (un café culturel à Clichy-sous-
Bois), le projet s’appuie sur une réalité
sans appel: peu d’artistes vivent de leur
art. L’idée de créer le Petit bain est moins
suscitée par le désir d’explorer une
nouvelle esthétique musicale que par
l’urgence d’un constat sociopolitique :
les artistes et le milieu culturel doivent
faire face à une précarité nouvelle. D’un
côté, le quartier est en pleine transformation,
des familles s’installent et il
faut maintenant gérer des problèmes
de voisinage. Résultat ? Fini les fêtes
sur le quai à 10 000 personnes. De
l’autre, les cadres des nouvelles entreprises
avoisinantes ont besoin de se
restaurer le midi. Conscient de cette
nouvelle donne, l’équipe du Petit bain
lance un restaurant d’insertion. Cette
activité lucrative payée par les classes
sup’ va financer, pour partie, les activités
moins rentables et plus artistiques
du soir, en permettant à des personnes
précaires de retrouver du travail
via le restaurant.
Maintenir le cap
Le projet tient la route, le resto tourne
à plein, pourtant, fort de ce succès,
Ricardo Esteban garde la tête froide
et tient son cap. Désireux de préserver
« une totale liberté artistique », il
fouille, avec ses deux programmateurs,
les moindres recoins de l’Europe et de
l’Amérique du sud et invite à Paris des
groupes quasi inconnus de « pop indigène
». Pour exemple, le Petit bain se
prépare à accueillir prochainement une
soirée klezmer déjantée et un concert
de « curiosités bruitistes, soniques et
musiquantes de Madame Macario ».
Pour le directeur de la péniche, liberté
rime avec indépendance économique,
de fait son projet repose sur 50 % de
financements publics et 50 % de ressources
propres. Tandis que la mairie
de Paris apporte son soutien et se porte
garante auprès des banques, Le Cigale
et la Guarrigue, deux financeurs de projets
solidaires, prêtent de l’argent.
Un équilibre budgétaire qui protège
des aléas politiques comme des tentations
de profits. Car on imagine aisément
qu’un joli bateau diffusant de la
musique sympa serait un programme
largement suffisant pour attirer les
foules et permettre au Petit bain de
s’autofinancer, voire même de faire des
bénéfices importants. Mais ce serait
contraire à l’état d’esprit des propriétaires
du lieu. Les entrées doivent rester
abordables pour garder un public
de curieux, le restaurant cherche à
travailler avec des petits producteurs,
les rares profits sont réinvestis pour
soutenir des programmes artistiques
pertinents et des projets menés avec
les cités du quartier. On est loin de la
péniche branchée, et si les bateaux ont
participé au processus de gentrification
des quais de Seine, pour Ricardo Esteban,
le Petit Bain est aujourd’hui « une
épine dans le pied du quartier ».
Tout le monde à bord
À écouter Ricardo Esteban parler du
Petit bain, à la manière dont il case le
mot « indépendance » dans presque
toutes ses phrases, on a bien vite fait
de ranger son discours dans les tiroirs
noirs de la pensée libertaire, plus encline
à hurler à la résistance qu’à trouver
les moyens de bouleverser les normes
dominantes. On imagine bien vite une
bande de doux dingues, à la recherche
d’un lieu bien à eux pour s’amuser, produire
des concerts et boire des bières.
Mais souvent, dans ces projets inattendus
par les pouvoirs publics, s’explorent
aussi de nouvelles manières de s’organiser
collectivement pour régénérer la
vie publique. Plutôt que de choisir de
se monter en association ou en SARL,
l’équipe à opter pour une Société coopérative
à intérêt collectif. Cette SCIC
s’appuie sur quatre collèges, les salariés,
les usagers, les partenaires économiques
et locaux et les fondateurs,
obligés de fait à s’écouter, à se parler,
à négocier. Et forcer ainsi le dialogue
entre les partenaires, créer des projets
avec les entreprises et les institutions
du coin, imposer une relation horizontale
entre le plus grand nombre, c’est
faire comprendre à ceux qui mettent un
pied à bord qu’ils embarquent pour une
traversée collective. En cela, le projet
du Petit Bain est éminemment politique.
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