Monde arabe, retour sur une poussée de fièvre

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Beaucoup d’encre a coulé ces derniers jours suite à la flambée de colère et de violence qui a secoué le monde arabe. Une sélection subjective pour tenter d’y voir plus clair.

Débats. Un ambassadeur américain tué en Lybie, un attentat meurtrier à Kaboul, des manifestations antiaméricaines dans toutes les capitales arabes, causant plusieurs morts, des tensions jusqu’à Paris, des médias en ébullition dans le monde entier… Comment un objet tel que Innocence of Muslims, pamphlet filmé, ordurier, grotesque et grossier, qui ne mérite même pas le nom de navet, a-t-il pu entraîner un tel déchaînement de violence?

Tout d’abord, notons que c’est précisément son objectif: ce brûlot qui, d’après les infos disponibles, existait déjà depuis quelques mois sur YouTube mais a très opportunément fait surface au moment de la date anniversaire du 11 septembre a pour seul objet de dégrader l’Islam et les musulmans. Il aurait été « réalisé » et produit par un certain Nakoula Basseley Nakoula, copte installé en Californie, ayant eu maille à partir en 2009 avec la justice américaine pour des affaires d’escroquerie. A priori, cet homme, désormais sous protection de la police, n’est lié à aucune organisation et ne représente que lui même. Dans son entourage apparaît un certain Steve Klein, chrétien d’extrême-droite.

Une colère persistante

Production misérable et commanditaires minables, il s’agit très typiquement d’un objet qui ne mérite que le plus profond mépris. De prime abord, les réactions observées dans des capitales du monde arabe, avec plusieurs morts à la clef, peuvent donc sembler pour le moins inappropriées. Sauf qu’à se focaliser sur le lien existant entre les deux évènements (un mauvais film et des manifestations violentes), on perd le fil de ce à quoi il faut réellement prêter attention. Comme l’a dit la politologue, journaliste et militante Nahla Chahal lors d’un débat mardi soir dans l’émission de Frédéric Taddéi, «le film n’a aucune importance». Il a surtout servi de catalyseur à cette «colère qui couve» dans le monde arabe à l’égard de l’Occident. Une colère persistante.

Vingt ans après la guerre en Irak, onze ans après le 11 septembre 2001 et les guerres qui s’en sont suivies en Afghanistan (où interviennent toujours des troupes américaines et européennes) et en Irak, alors que la question de Palestine n’est toujours pas réglée et continue de s’aggraver en défaveur des palestiniens et au bénéfice des israéliens alliés des Etats-Unis, le contentieux reste lourd. Et ce n’est pas un discours du Caire tous les cinq ans, aussi bienvenu soit-il, qui suffira à inverser la tendance.
D’autant moins qu’entre temps, les révolutions arabes ont surgi sur le devant de la scène mondiale révélant tout à la fois l’aspiration profonde et radicale des peuples de la région au renouveau (démocratique, politique, sociétal…); les responsabilités historiques des puissances occidentales dans la longévité des tyrans déchus; l’attitude toujours empreinte de post-colonialisme et d’opportunisme de ces mêmes puissances qui continuent d’agir dans la région sur un deux poids deux mesures obéissant d’abord à un agenda stratégique. Lire à ce sujet: «L’Occident et le “printemps arabe” : un choix entre Realpolitik et Démocratie»« , d’Aymane Chaouki, publié le 31 mars 2011.

Charlie prend ses responsabilités

Contrairement à ce que prétend le rédacteur en chef de Charlie Hebdo, Charb, il y a donc bien un contexte mondial pour le moins défavorable, euphémisme, à une relation apaisée entre Orient et Occident. Un contexte dans lequel chacun doit prendre et assumer ses responsabilités. C’est ce qu’a fait Charlie-Hebdo: dans ce moment très volatile où les tensions s’exacerbent de Tripoli a Sanaa sur des mots d’ordres anti-occidentaux, l’hebdo a choisi de publier de nouvelles caricatures ridiculisant les musulmans et leur prophète. C’est bien entendu la liberté d’expression dont, comme chacun ne peut plus l’ignorer, Charlie est le porte-drapeau héroïque. Et tant pis si leur humour a parfois un étrange arrière-goût comme l’a relevé Sébastien Fontenelle sur Backchich. Ils ont prouvé une fois de plus qu’ils ont le sens des affaires et qu’ils sont attachés à leur mission civilisatrice. Il est vrai que cet hebdo d’origine libertaire, aujourd’hui protégé par la police, soutenu par Marine Le Pen et dont l’ex-patron s’est retrouvé à la tête de France-Inter par le fait d’un prince très droitier, n’en est plus à une contradiction majeure près.

Prendre ses responsabilités, c’est aussi ce qu’ont fait tous ceux qui ont tiré Innocence of muslims des oubliettes de YouTube auquel il semblait voué. Avec, bien évidemment, la volonté de mettre de l’huile sur le feu.
Qui sont-ils? Les salafistes a-t-on entendu aussitôt. Qui sont les salafistes? Une définition de Wendy Kristianasen, et une approche moins attendue à travers cet intéressant travail de la journaliste Claude Guibal, avec un éclairage du chercheur Stéphane Lacroix: « Femmes: la face cachée du salafisme », diffusé le 12 août dernier sur France Culture.
Si il paraît évident que certains d’entre eux n’ont pas hésité à surenchérir, la seule réponse « salafiste » est loin d’être suffisante. Ainsi en France, «la manifestation devant l’ambassade des Etats-Unis n’était pas le fait de salafistes», explique Samir Amghar, membre de l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman à Paris (IISMM-EHESS), spécialisé sur l’islamisme en Europe.
De même dans les capitales arabes: «Cette semaine, ce n’était pas de l’antiaméricanisme qu’on a vu en direct dans ses formes les plus sauvages devant l’ambassade américaine, mais plutôt la détresse d’une jeunesse en pleine implosion sociale.» note Khalil Béhi, médecin et blogueur tunisien (« Ambassade US attaquée en Tunisie : non, tous les manifestants ne sont pas salafistes »)

Une séquence violente

A Paris comme à Tunis, nombre de ceux qui ont manifesté, brulé des drapeaux américains, mis à sac des représentations occidentales ne sont ni des militants religieux radicaux, ni des activistes d’Al-Qaeda. Mais, pour partie, des jeunes arabes qui ont profité de l’occasion pour exprimer leur colère, voire leur haine, vis-à-vis d’un Occident qui, considèrent-ils, les méprise et les humilie. La confusion, bien sûr, est totale. Mais, on l’a vu, elle s’enracine dans l’histoire récente. Et se nourrit aussi probablement encore du désarroi d’une situation économique et sociale qui, malgré les promesses des révolutions, tarde à s’améliorer. «(…) changer l’Egypte, instaurer un régime démocratique stable, rénover les structures de l’Etat, impulser le développement économique, assurer la justice sociale, demande du temps, des efforts, des luttes continues.», écrivait Alain Gresh sur son blog le 10 septembre dans un billet intitulé «La révolution egyptienne est-elle finie?». Avant de rappeler qu’en Amérique latine «des régimes démocratiques se sont petit à petit mis en place, mais il a fallu encore dix ou vingt ans pour que des mouvements populaires instaurent des politiques plus favorables aux couches les plus pauvres».

De fait, les « révolutions arabes » loin d’être abouties, ne sont qu’au début d’un processus encore chargé d’incertitudes. Ce qui se passe depuis une dizaine de jours en est une séquence. Violente, mais qui sera suivie d’autres.
En attendant, il n’est pas inutile de relever que, à Tunis et au Caire notamment, tous ceux qui ont violemment manifesté, salafistes ou pas, ont eu maille à partir avec les forces de l’ordre de leur pays désormais dirigés par… des islamistes. Voilà une confrontation que n’avaient pas envisagé tous ceux qui depuis le début du printemps arabe mettent en garde contre la montée d’un péril islamiste global. Comme nous l’avons écrit à de multiples reprises dans Regards depuis deux ans (voir références d’articles en encadré), les forces se réclamant de l’islam politique au sein du monde arabe sont diverses, l’arc allant, grosso modo, des libéraux modérés de l’AKP au pouvoir en Turquie aux extrêmistes talibans d’Afghanistan.

En Egypte et en Tunisie, les islamistes sont parvenus au pouvoir au terme de scrutins valides et jusqu’à ce jour semblent jouer le jeu démocratique. En Tunisie, ils exercent ce pouvoir avec Moncef Marzouki, un président issu de l’opposition de gauche au régime de Ben Ali. Ce n’est pas sans tensions, mais cela avance. En Egypte, Mohamed Morsi a écarté les militaires du pouvoir, ce qui n’est pas rien. Quoi que l’on pense de leur programme, ces forces et ces individus sont eux aussi en train de prendre leurs responsabilités. Et ce dans un contexte politique pour le moins agité: pris entre des mouvements islamistes radicaux qui se saisissent de la moindre occasion pour durcir le jeu (encore récemment en Tunisie autour des manifestations artistiques), des populations, notamment la jeunesse, impatientes et frustrées, et des « observateurs » étrangers extrêmement « vigilants » (éditocrates et caricaturistes français en tête).

Quelle suite au révolutions arabes? Quelle évolution des forces politiques islamistes parvenues au pouvoir? Quelle recomposition des relations entre le monde occidental et le monde arabe? Pour aller au-delà de la poussée de fièvre actuelle, quelques textes nous donnent l’occasion de prendre un peu de champ:
Yémen, Jordanie, Bahreïn: où en sont les révolutions? (sur Médiapart, réservé aux abonnés); « Après les « printemps » : quel avenir pour « l’islamisme » ? », écrit le 23 juillet 2012 par François Burgat, directeur à Beyrouth de l’Institut français du Proche-Orient (IFPO); et « Une nécessaire relecture du printemps arabe », un entretien avec Barah Mikaïl, directeur de recherche sur l’Afrique du Nord et le Moyen‐Orient à la FRIDE, centre de recherche européen base a Madrid, mené par Béligh Nabli, directeur de recherche a l’IRIS, où il dirige l’Observatoire des mutations politiques dans le Monde arabe.

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