Au-delà de l’idole

Au-delà de l’idole

En plaçant l’égalité des droits et la question sociale au coeur de sa
pensée, Jean-Jacques Rousseau est une figure tutélaire de la gauche.
Derrière l’évidence, la philosophe Céline Spector, montre comment
l’auteur du Contrat social fait aussi débat à gauche.

Regards.fr : Rousseau plaît à gauche et déplaît
à droite. Pourquoi divise-t-il autant
l’échiquier politique ?

Céline Spector : Rousseau pose que les fins de toute république
légitime sont la liberté et l’égalité – l’égalité
parce que la liberté ne peut subsister sans
elle. Il ne croit pas un seul instant aux vertus
autorégulatrices du marché, à l’harmonie
spontanée des intérêts, à la main invisible…
Pour celui qui a placé la « question sociale » sur
le devant de la scène philosophique, le risque
est toujours que les grands, les puissants et
les riches s’exemptent de la puissance des
lois. C’est pourquoi Le Contrat social défend
si vigoureusement l’égalité de droits, qui
suppose que les richesses ne soient pas trop
inégalement distribuées : il faut faire en sorte
« que nul citoyen ne soit assez opulent pour en
pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre
pour être contraint de se vendre
».

Que pensez-vous de la Une de
Philosophie magazine qui, au moment
de la présidentielle, comparait Hollande
à Rousseau (et Sarkozy à Hobbes) ?

Cette couverture m’a fait sourire. L’idée, en
apparence, est bonne : la droite semble inspirée
par la conception hobbesienne d’une nature
humaine avide de pouvoirs, de richesses et de
prestige, prête à se lancer dans une course où
seul importe de devancer ses concurrents ; la
gauche humaniste paraît plus tentée par la vision
d’une bonté naturelle de l’homme, et désireuse
d’attribuer à l’État le devoir de respecter la
liberté, l’égalité et la justice… Mais il s’agit bien
entendu d’une caricature. L’opposition n’est
pas si manichéenne – ne serait-ce que parce
que Rousseau considère que l’homme civilisé
est bien lancé dans la lutte des amours-propres
et qu’il hérite de Hobbes une conception de la
souveraineté absolue qu’il transfère au peuple…

Rousseau fait aussi débat au sein même
de la gauche, comme ce fut le cas en
particulier chez les marxistes…

Absolument. Les usages de Rousseau dans la
pensée marxiste depuis la Guerre froide sont
contrastés : alors que certains dénoncent le
champion d’une démocratie bourgeoise et d’une
économie archaïque, d’autres prennent son
oeuvre comme un réservoir d’idées susceptibles
d’être adaptées à une situation historique
nouvelle. Au-delà de l’idole républicaine, avec le titre, plus qu’honorifique, de précurseur de la
Déclaration des droits de l’homme, Rousseau
est le levier d’un dépassement possible de la
démocratie bourgeoise. S’il n’a pu lui-même
surmonter les handicaps de son siècle ni ceux
de sa classe, Rousseau a ouvert la voie à une
théorie égalitariste dont on discute encore
les bienfaits. Sa promesse d’émancipation
n’est pas morte. En Italie dans les années
1950, pour un penseur comme Galvano
Della Volpe, il ne s’agit pas tant d’actualiser
Rousseau que de redécouvrir, à travers lui,
les racines démocratiques et égalitaires de
la théorie politique marxiste. En France, les
usages de Rousseau chez les historiens de
la Révolution française se juxtaposent à la
reprise althussérienne, qui domine la scène
philosophique dans les années 1970. Là
encore, Rousseau joue le rôle d’opérateur
théorique : Rousseau devient le catalyseur d’une
rénovation du marxisme. Dans tous les cas, en
Italie comme en France, Rousseau est ainsi mis
au service d’une lecture non-économiste de
Marx. Cependant, cet héritage semble dans une
large mesure perdu depuis les années 1980.
L’une des principales tendances du marxisme
contemporain, autour d’Antonio Negri, dénonce
en Rousseau un penseur réactionnaire de
la souveraineté, dans la lignée de Hobbes
et de Hegel. Avec Rousseau triompherait la
vision juridique du pouvoir, opposée à l’idée
d’un développement spontané des forces
productives ; avec lui l’emporterait l’idée
d’une organisation, voire d’une hiérarchisation
de l’État, contre le pouvoir constituant de la
multitude. Rousseau est désormais du côté
de la mystification démocratique, du côté de l’oppression étatique, du côté de la potestas
plutôt que de la potentia. De ce point de vue,
le courant négriste, qui constitue l’une des
voies les plus fécondes ou les plus prolixes du
marxisme contemporain, s’inscrit plutôt dans
la postérité du spinozisme, dont il actualise et
renouvelle les concepts.

De la Guerre froide à la période actuelle,
les enjeux ont changé. Les manières
d’hériter de Rousseau ont-elles
aussi évolué ?

Une fois le clivage entre marxistes et libéraux
anti-totalitaires passé au second plan, les
polémiques qui entourent les théories de
la justice imposent une reconfiguration du
paysage idéologique. Dans les controverses
qui nourrissent le débat public, c’est désormais
le libéralisme politique, soi-disant victorieux
du marxisme, qui doit rendre des comptes
à ses critiques. Au moment où la crise de la
démocratie libérale est notamment imputée à
un déclin de l’esprit civique, il semble naturel
de se tourner vers un adversaire, avant la
lettre, du libéralisme politique. Or dans le
débat entre libéraux et « communautariens »,
lesquels s’opposent au libéralisme jugé trop
individualiste, ainsi qu’à l’idée d’une neutralité
de l’État, la référence à Rousseau joue un rôle
paradoxal. Alors que le libéralisme de John
Rawls, par exemple, s’évertue à disculper
Rousseau et à lui redonner ses lettres de
noblesse dans l’histoire de la pensée politique
occidentale, en faisant notamment du
concept de volonté générale l’ancêtre de celui
d’autonomie, certains critiques du libéralisme
semblent craindre de voir leur doctrine
associée à celle d’un auteur qui promeut une
société homogène et transparente. Selon
ses détracteurs, Rousseau incarnerait les
pathologies du républicanisme, lorsque celuici,
animé d’un projet d’émancipation, se
transforme en instrument d’oppression.

Son républicanisme éclaire donc
une controverse actuelle qui oppose
les tenants d’une république une
et indivisible et les partisans d’un
multiculturalisme. N’en est-il pas de
même de sa vision des femmes ?

Il faut cerner le sens de l’immense intérêt
suscité par l’oeuvre de Rousseau depuis la
fin des années 1970 et l’avènement de la
« seconde vague » du féminisme. Certes, pour
la plupart de ses lecteurs et de ses lectrices
aujourd’hui, la politique sexuelle de Rousseau
semble réactionnaire, paternaliste et misogyne.
Pour les mêmes raisons, on ne s’étonnera
pas que les adversaires du féminisme et de
la queer theory le sollicitent : l’auteur de La
Nouvelle Héloïse
offre le paradigme d’un
sentimentalisme que l’époque contemporaine
doit savoir revisiter. Mais nombreuses sont
aussi les féministes qui proclament l’intérêt
d’une relecture de Rousseau, non tant pour ses
réponses que pour les questions pertinentes
qu’il a pu soulever en voulant tirer au clair
les questions essentielles – les rapports du
domestique et du politique, de la sphère privée
et de la sphère publique.

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