Si en mai « fais ce qui te plaît », la télé a surtout fait la Croisette, à la recherche d’un élan perdu. En ce cinquantième anniversaire du festival de Cannes, les starlettes n’ont plus de sable à se mettre sous les fesses, toutes les plages sont pavées d’offres et d’intentions d’achats; le marché du film est en santé et la télé compte ses mises. Et, au milieu d’une campagne électorale pour des législatives d’un tour peu commun, dans un contexte européen brûlant, Arte proposait un récit de morale contemporaine, les Dockers de Liverpool réalisé par Ken Loach en 1996, un vrai petit fracas de chaîne. Ce film ne réduit pas la réalité au visible (1), il révèle les effets du scénario que le libéralisme réserve à l’Europe. Cinq cents dockers sont lock-outés pour avoir refusé de franchir un piquet de grève, » on n’enfonce pas un camarade « . Il s’agit d’une figure rare de solidarité ouvrière née d’une culture construite à coups de petits progrès, acquis dans la douleur de luttes, que d’aucuns veulent briser d’un coup. Le statut du docker obtenu en 1967, grâce à une grève illimitée, gênerait la marche en avant de l’efficacité des machines, de la productivité. Avec le moindre prétexte, le travail précaire est restauré…plus de congés payés, plus de congés maladie, plus de retraite et les heures supplémentaires supprimées. Le contrat est remplacé par un mode d’embauche, » infect…une honte « , véritable marché moderne d’esclaves. C’est la forme parfaite de la flexibilité avec douze heures de travail d’affilée et l’incertitude du lendemain; une sacrée violence qui ne doit rien aux programmes de télévision. Après un an de lutte, trahis par leur syndicat (TGWU) et humiliés, les dockers ne cèdent toujours pas. Protestataire, le cinéaste fait corps avec l’objet, il filme au plus près, en plans fixes, la détermination merveilleuse des hommes et des femmes qui ne font qu’un; tout est vu à hauteur d’homme, les yeux dans les yeux au nom d’une fraternité précieuse qui sert encore de lien social. Parfois, mêlé aux larmes, le souffle des voix donne la chair de poule, « on a sa fierté », avertit une femme; la condition humaine ne se brade pas. Face à face avec un parlementaire travailliste, une autre femme ne perd pas son temps et le prévient clairement » n’insultez pas l’intelligence de la classe ouvrière « . Dans ce moment de dénuement total, le visage est tout en beauté de l’expression du courage et de la dignité; il exige un autre avenir pour l’homme, une tout autre vie pour les enfants. Pour cette recharge de télévision, je n’hésite pas à donner la palme d’hors festival de Cannes à Ken Loach avec une mention spéciale pour Arte. G. C.
1. Cf.l’ouvrage pertinent de Gérard Leblanc, Scénarios du réel, l’Harmattan 1997, deux tomes sur lequel nous reviendrons dans le prochain numéro de Regards.
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