Lucas Belvaux: « Je suis dans la filiation d’un cinéma politique »

Lucas Belvaux: « Je suis dans la filiation d’un cinéma politique »

Avec 38 Témoins, son nouvel opus, Lucas Belvaux poursuit
son voyage du côté obscur de l’humain en même
temps que sa collaboration avec Yvan Attal. Polar paradoxal
autant que film sur la lâcheté, 38 Témoins offre
aussi un miroir inversé qui interroge le sens de l’engagement.
Rencontre avec un cinéaste concerné.

Regards.fr: Pourquoi avoir choisi d’adapter le roman de Didier
Decoin Est-ce ainsi que les femmes meurent ?

Lucas Belvaux: Pour la situation bien évidemment. Plus qu’un roman c’est
un fait divers. On n’imagine pas que trente-huit personnes
puissent assister à un meurtre sans réagir ! Objectivement
elles ne risquaient rien à prendre leur téléphone pour appeler
la police, alors qu’est-ce qui fait qu’on laisse une fille mourir,
sans rien faire ? Voilà, ce genre de choses suffit pour faire un
film… Toute la difficulté a consisté à adapter cette histoire qui
se passe en 1964 à New York…

Regards.fr: Et donc à transformer le polar en quelque chose d’autre ?

Lucas Belvaux: Oui. Plus que le polar c’est le point de vue moral qui m’importait.
Nous sommes dans une époque où le cinéma ne pose
pas beaucoup de questions de morale et je trouve que ça
manque un peu. À partir du moment où l’on fait preuve d’un
minimum d’empathie, on ne peut que se mettre à la place
des trente-huit témoins. On ne peut que se poser la question
« qu’aurais-je fait ? », et on ne peut qu’y répondre « j’aurais
fait quelque chose
», à juste titre. Alors pourquoi n’ont-ils rien
fait ? Et cette question-là, hélas, n’a pas de réponse.

Regards.fr: Le film pose une question implicite, quel seuil d’horreur
faut-il atteindre pour que l’on réagisse ?

Lucas Belvaux: C’est juste. En même temps, j’ai essayé de faire un film nont otalitaire. Toutes les questions
sont légitimes mais je ne donne
aucune réponse. Certes, ce film
parle d’engagement, mais il parle
aussi d’autres choses. Finalement,
c’est un film dans lequel le spectateur
est traité en spectateur, c’està-
dire qu’il est à sa juste place.
Ce n’est pas un film d’identification.
À aucun moment le spectateur n’est otage du film. Je voulais que les spectateurs
soient témoins… des témoins. Neutres. Un peu comme des
jurés peut-être…

Regards.fr: Le film démarre par de longs plans de cargo en mer, plans complètement esthétisés. Quel en est le sens, par-delà
le lien avec le métier de pilote qu’exerce le personnage
d’Yvan Attal ?

Lucas Belvaux: L’idée sous-jacente était celle du bateau de Nosferatu de Murnau, qui amène les rats. Dans le film, l’assassin ne vient
pas du bateau. Mais peut-être que oui. En fait, on n’en sait
rien. Dans la première version du scénario, l’assassin descendait
du cargo et repartait au petit jour avec le même
porte-containers. Finalement, je n’ai pas gardé cette idée de
scénario, mais j’ai conservé le bateau du début, parce que
cela permettait une entrée en douceur dans le film, dans un
crépuscule qui nous emmenait vers la nuit du meurtre…
C’était ma façon de planter le décor.

Regards.fr: On reste donc dans la frustration
de l’enquête non résolue…

Lucas Belvaux: Oui, mais je pense que l’enquête
n’a aucune importance dans le
sujet. Déjà la victime ne m’intéresse
pas beaucoup, on en parle très peu,
et le meurtre, lui, ne m’intéresse pas
du tout. On en voit sans arrêt au cinéma,
des tueurs en série, des films
centrés sur les victimes, des films
compassionnels sur les familles,
sur la douleur, sur la vengeance.
Moi, ne j’ai pas grand-chose à dire
de plus. Je ne peux que faire part
d’un effroi.

Regards.fr: J’ai lu un entretien de vous dans
lequel vous disiez : « Il y a toujours un moment où ça coince dans mes films. » Et dans
38 Témoins, ça coince où ?

Lucas Belvaux: Ce qui peut coincer c’est que 38 Témoins est un film de
texte, dans lequel il y a de la parole. Contrairement à l’idée
du cinéma spectacle, je pense que tout ne peut pas passer
par l’image ! Il y a de très grands films qui sont du
théâtre filmé, par exemple Scènes de la vie conjugale de
Bergman, ça parle, ça parle, ça parle. Une fois que j’ai dit
cela, peut-être que je ne suis pas à la hauteur de Bergman.
Hélas, probablement…

Regards.fr: Vous déclariez aussi faire un cinéma « humaniste ».
De quoi s’agit-il ?

Lucas Belvaux: Eh bien c’est un cinéma qui met l’humain au centre. Dans
lequel j’essaie de trouver où « ça coince » justement, dans
lequel mes personnages ne sont pas « bétonnés ». Oui,
j’assume la complexité, et parfois même les trous dans les
personnages. Il n’y a ni héros ni salauds absolus… à part
l’assassin, mais lui, je ne le montre pas parce que je ne sais
pas quoi en dire, je ne le comprends pas. Ce ne sont pas les
personnages qui sont au service du film, c’est l’inverse. Le
film les regarde et s’intéresse à eux. C’est en ce sens que je
parle de cinéma humaniste.

Regards.fr: Dans sa traduction politique cela pourrait faire penser à
Bayrou ?

Lucas Belvaux: Ah non… je ne suis pas proche du Modem. Du tout (rires) ! Et je n’ai pas l’impression qu’ils mettent l’humain au centre. Dans
leurs discours oui, c’est vrai, mais c’est de la tactique, du
positionnement. Le Modem, finalement, ce n’est pas l’humain
qu’il met au centre mais la dette ! Ils
ne parlent que de ça ! Et leur résolution
de la dette, elle ne prend pas en
compte l’humain justement ! Quand
les Grecs auront payé « leur dette »
ils seront tous morts ! Pour moi, le
traitement humain de la dette c’est
de l’annuler, et basta !

Regards.fr: Et votre filiation politique ?

Lucas Belvaux: Moi, je suis dans la filiation d’un
cinéma politique ! Renoir évidemment.
Le cinéma russe aussi. Par
exemple Quand passent les cigognes
de Kalatozov dans lequel
il y a des choses extraordinaires !
Alors oui, il s’agit de films de propagande,
mais ces films-là sont aussi
des films de mythologie. Donc on
peut les aimer. Il y a aussi le cinéma
de propagande américain, les
grands westerns de Ford évidemment.
C’est extraordinaire, c’est là
où l’humain joue ! Il ne faut quand
même pas oublier que les cinéastes
staliniens ne sont pas Staline. Ce
sont des artistes qui vont aimer les
hommes, les personnages, y faire
attention.

En fait, les grands cinéastes,
quelles que soient leurs idéologies,
leurs origines, ce qui les relie c’est
ça : leur attention aux personnages.
C’est cela qui fait les grandes
mises en scène, celles qui rendent
compte des rapports entre les gens
et en même temps de la complexité
des individus.

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