Refusant le piège qui veut que le changement soit du côté de la droite,
plusieurs publications invitent à refonder l’école. Une manière
de donner du grain à moudre aux candidats de gauche.
Propositions.
En aura-t-on un jour fini avec
l’image du Mammouth ? Claude
Allègre avait filé cette métaphore
animale pour dénoncer l’immobilisme
d’une institution jugée
trop gâtée, arcqueboutée sur le passé, qu’il
voulait « dégraisser ». L’épisode, qui remonte
à 1997, pourrait expliquer l’engouement de
Nicolas Sarkozy pour l’ancien ministre socialiste.
Et vice versa. Le fait est qu’à son tour,
le Président semble bien décidé à bousculer
les piliers d’une école déjà fort malmenée
par l’importation des techniques managériales
du privé dans les services publics. Après les
suppressions de postes et les fermetures de
classes, la libéralisation de la carte scolaire et
la liquidation de la formation des enseignants,
il envisage de « mettre fin aux faiblesses du
collège unique, qui n’arrive pas à prendre en
compte correctement la diversité des élèves ».
En cas de deuxième mandat, il pourrait créer
des filières de formation professionnelle dès
la 4e et la 3e. Voilà donc jeté aux oubliettes,
à l’occasion de vœux adressés au monde de
l’éducation, le principe du socle commun : « Il
n’est pas normal que le collège actuel prépare
exclusivement à l’enseignement général. » Son
projet, qui conjugue diversification des parcours
et autonomisation des établissements,
a tout l’air d’un programme de campagne.
Nicolas Sarkozy en a même profité pour glisser
un slogan : « Oser le changement. »
Contre-offensive
Le procédé est éculé, mais somme toute efficace.
Dégainer franchement l’arme rhétorique
de destruction massive : le mouvement et la
modernité d’un côté, la conservation et le
passéisme de l’autre. « Un tel dispositif verrouille
le champ de réflexion sur l’école en
décrétant hors-jeu (sous des qualificatifs tels
qu’archaïque, corporatiste, académique) toute
approche critique et toute initiative qui ne se
situe pas dans le cadre imposé », explique
Francis Vergne dans Mots et maux de l’école
(éd. Armand Colin). «L’usage fréquent du singulier
pour parler de la réforme ne doit rien au
hasard. Il entend établir sans contestation possible
qu’aucune autre n’est concevable. » Les
adversaires de cette politique voient, impuissants,
le piège se refermer sur eux. Leurs critiques
peinent à déboucher sur des contre-propositions,
dont l’urgence se fait pourtant sentir
en cette période préélectorale.
Reste à savoir comment déminer le débat. Plusieurs
ouvrages récents s’y essaient. La première
approche, classique quoique pertinente,
vise à mettre à nu derrière le discours du « changement » les régressions sociales qu’il porte en germe. C’est l’ambition de Mots et
Maux de l’école, un petit ouvrage impertinent
en forme d’Abécédaire, et de La nouvelle
école capitaliste (éd. La Découverte), un essai
documenté coécrit par Christian Laval, Francis
Vergne, Pierre Clément et Guy Dreux. Pour
ces auteurs, la contre-offensive doit « bloquer
le processus de “destruction créatrice” qui
touche l’école, l’université, la recherche scientifique
». Le système, né des mutations produites
par le néolibéralisme, est désormais au
service de l’économie. Les compétences ont
remplacé les connaissances, la concurrence
s’instaure à tous les niveaux, l’employabilité
est une ligne d’horizon. Voilà le tableau que
dressent les quatre enseignants et chercheurs,
tous membres de la FSU.
La deuxième approche, plus inattendue quoique
complémentaire, s’attache à esquisser les
contours d’une alternative crédible à cette nouvelle
norme. C’est dans cette perspective que
s’inscrivent L’école, le numérique et la société
qui vient (éd. Mille et une Nuits) et, dans un tout
autre genre, L’école commune (éd. La Dispute).
« Qu’attendons-nous vraiment de l’école ?
Quelles en sont les finalités essentielles ? Et
surtout : de quelle école avons-nous besoin
aujourd’hui ? » Ces questions posées par le
premier ouvrage introduisent une conversation
parfois contradictoire entre Denis Kambouchner,
Philippe Meirieu et Bernard Stiegler. Plus
programmatique, l’essai du GRDS, un groupe
de chercheurs et de syndicalistes enseignants,
établit une série de « propositions » en vue de
refonder le système éducatif. « Ce n’est sans
doute qu’en conjuguant l’indispensable résistance
avec le projet d’une autre école qu’on
lui donnera toute son efficacité », estiment les
auteurs.
Entre le retour à une « école unique » piétinée
et l’adhésion à une « école néolibérale » en
construction, il existe selon eux une troisième
voie. « On conviendra volontiers qu’on ne peut
attendre un fonctionnement efficace de l’institution
si on ne lui accorde pas les moyens nécessaires
à tous égards. Lui rendre les postes
supprimés, rétablir la carte scolaire, affirmer
le droit à la maternelle à 2 ans, investir prioritairement
dans les apprentissages élémentaires
(…) constituent des mesures démocratiques
qui s’imposent. Mais suffisent-elles ? »
Le GRDS ne le croit pas. Il veut aller au-delà.
À ses yeux, la concurrence ne date pas de
ces dix, ni de ces vingt dernières années. Tout
comme les inégalités et l’échec scolaires, elle
serait consubstantielle à l’école unique. C’est
donc cette dernière qu’il souhaite interroger.
Que reste-t-il aujourd’hui de ses promesses de
démocratie ? « L’instauration de l’école unique
a permis d’élargir considérablement l’accès aux
savoirs élaborés », reconnaissent les auteurs,
produisant « une amélioration massive de la formation
des jeunes générations ». Certes. Mais,
poursuivent-ils, elle a échoué à réduire l’inégalité
des chances depuis les années 1960. Pire, les
écarts en termes d’acquisitions cognitives entre
les élèves d’origine populaire et les autres sont
multipliés par deux entre l’entrée au CP et la fin
du CM2. Un certain nombre de collégiens n’ont
pas, en 6e, les acquis leur permettant de bénéficier
des enseignements du secondaire. Quant aux chances d’obtenir un bac général, elles sont
de 75 % pour un enfant de cadre, contre 22 %
pour un enfant d’ouvrier. Le diagnostic est sans
appel : malgré l’investissement des enseignants,
l’école unique dysfonctionne.
La fin des notes
Quel est le remède ? L’ouvrage du GRDS propose
d’interroger ce qui ne l’est jamais. Les
notes, en premier lieu, qu’il entend supprimer. Exit
l’étalonnage qui hiérarchise les performances de
1 à 20 ou de A à D. Utopique ? S’attendant à ce
genre d’objection, les auteurs ont pris les devants
et trouvé une parade. On apprend bien à marcher,
parler, nager, et parfois même à conduire ?
Le fait est qu’aucun de ces apprentissages n’est
sanctionné par un système de notation. Dès lors,
comment expliquer qu’il ait suffi de « quelques
générations depuis les années 1960 » pour que
« l’idée qu’apprendre supposait d’être évalué,
noté, classé, orienté figure parmi les plus fortes
évidences de notre monde “naturel” » ? À rebours
du consensus, le GRDS invite à remplacer
« la note par une évaluation non classante » qui
se contente de valider l’apprentissage. Retirant
cette première carte au château, c’est l’ensemble
d’un dispositif – articulé autour du classement,
du redoublement et de l’orientation – qu’ils souhaitent
fragiliser. Une manière d’en finir avec l’hypocrisie
d’un système qui produit des « classes
poubelles » et autres voies de garage. Ils en appellent
à un tronc commun qui, croisant savoirs
et savoir-faire, connaissances générales et technologiques,
offre à tous les élèves les bases de
la culture écrite. Pour être vraiment « commune »,
leur école abolira donc les distinctions entre
filières spécialisées et sections spécifiques. Évaluer
sans noter, valider sans sélectionner. L’école,
le numérique et la société qui vient pose aussi
les termes de ce débat sans toutefois le trancher.
Philippe Meirieu, représentant célèbre et controversé
du courant « pédagogiste », refuse toute
stratégie sélective dans le temps de la scolarité
obligatoire. « Il ne peut y avoir de citoyens à plusieurs
vitesses dans une démocratie digne de
ce nom. » Ce n’est pas l’avis du philosophe Bernard
Stiegler qui voit dans la sélection un phénomène
« nécessaire ». L’institution scolaire faisant
partie des « lieux d’intensification des processus
d’individuation », elle doit à ses yeux « prendre
en charge les bifurcations ».
Réinventer une école exigeante pour tous est
une gageure. Cette ambition inspire le respect,
mais aussi la suspicion : comment maintenir
dans le circuit des élèves qui ne savent pas lire à
l’entrée en 6e ? C’est dire l’ampleur du chantier,
ce qui par ailleurs n’invalide pas le projet. Cela
l’orienterait plutôt. Accentuer les efforts mis sur
la maternelle et l’élémentaire apparaît comme un
passage obligé sur le long chemin conduisant
vers une nouvelle école. À la lecture de L’école
commune, on comprend qu’il faudra bien plus
que des coups de baguette magique et autres
effets d’annonce pour inverser la tendance. Mais
envisager une refondation sans l’inscrire dans
une perspective politique plus large semble tout
aussi vain. « Penser l’école postcapitaliste et lutter
pour elle, c’est construire une école pour une
société débarrassée du capitalisme, affirment les
auteurs de La nouvelle école capitaliste. Le défi
peut sembler herculéen. C’est pourtant le seul
qui soit réaliste. »


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