Depuis 2000, 74 journalistes ont été tués au Mexique. Un chiffre qui
témoigne des dangers que font peser les narcotrafiquants sur les
médias, mais aussi de l’absence de volonté politique de protéger
la profession. Reportage.
« Pour enquêter dans les villages
fantômes du nord du pays, où
toute autorité publique a disparu
pour laisser le champ libre aux
narcos, j’ai pris énormément de
précautions, témoigne la journaliste mexicaine
Marcela Turati. J’ai mis six mois avant de pouvoir
y pénétrer, à bord d’un camion de livraison
Coca-Cola, en me faisant passer pour une
employée. Et bien sûr, je ne pouvais ni interviewer
les gens ni prendre des notes. » De son
expérience dans les bastions du narcotrafic, elle
a tiré un livre, Fuego cruzado (Feu croisé) : elle y
partage les témoignages de quelques-unes des
familles des victimes de la guerre qui oppose,
depuis l’arrivée au pouvoir de Felipe Calderón,
militaires et cartels de la drogue (lire encadré).
Marcela travaille aujourd’hui pour l’hebdomadaire
d’actualité Proceso (lire encadré), dont les
locaux sont installés dans le centre de Mexico.
Elle bénéficie ainsi d’une relative sécurité. « Les
narcotrafiquants hésitent à s’en prendre aux
journalistes de la capitale et à pénétrer ainsi
dans le coeur de la vie politique et institutionnelle
du pays », souligne-t-elle. La situation est
tout autre dans le reste du pays… D’après les
chiffres de la Commission nationale des droits
de l’homme (CNDH) publiés en septembre,
74 journalistes ont été tués depuis 2000, dont
huit depuis le début de l’année. Il faut ajouter à
cette liste le meurtre récent de María Elizabeth
Macías Castro, rédactrice en chef d’un journal
de la ville frontalière de Nuevo Laredo. Selon leur
habitude, les criminels ont laissé sur sa dépouille
un « narco-message » pour mettre en garde les
journalistes tentés d’enquêter sur leurs activités
illicites. Ces menaces récurrentes s’avèrent
redoutablement efficaces : la plupart des rédactions
situées dans les villes chaudes n’envoient
plus de journalistes sur les scènes de crime,
ou refusent de diffuser certaines informations
sensibles, par peur de représailles.
Pressions d’État
Le narcotrafic n’est pas la seule source de pression
qui mette à mal la liberté de la presse mexicaine.
Or le pays s’apprête à vivre une année
électorale cruciale : à l’été 2012, un nouveau
président sera élu, ainsi que six gouverneurs
d’État. Pour les autorités, nationales et locales,
l’enjeu consiste à étouffer les scandales que
pourraient soulever les médias à quelques mois
des scrutins. L’arme la plus efficace dont elles
disposent s’appelle la « publicité officielle » :
il s’agit des campagnes d’information que
financent les institutions, ministères ou gouvernements
et qui représentent la principale
source de revenus de la majorité des rédactions…
sans qu’aucune régulation ne soit appliquée.
« La répartition des budgets sert à récompenser les médias “en phase” avec
le gouvernement… et à punir les autres », explique
Article 19, une association de défense
de la liberté d’expression.
Aujourd’hui, le bilan sanglant de la guerre menée
contre le narcotrafic risque de marquer au fer
rouge le sextennat de Felipe Calderón. Le président
tente de limiter les dégâts et de rallier à
sa cause les grands patrons de presse. Il y est
arrivé en mars dernier, en réunissant devant les
caméras de tout le pays une cinquantaine de
responsables de presse pour signer l’Accord
pour la couverture informative de la violence.
Le texte invite les médias à « s’autoréguler »,
en condamnant systématiquement la violence
générée par la délinquance organisée, en « incitant
les citoyens à dénoncer les délinquants »,
ou encore en ne diffusant aucune information
qui mette « en danger la viabilité des opérations
menées contre le crime organisé ». Certains
titres, comme le magazine Proceso ou le
quotidien de gauche La Jornada, ont refusé d’y
participer, dénonçant notamment sa récupération
par les deux plus grandes chaînes du pays,
Televisa et TV Azteca, très proches du pouvoir.
En échange de son soutien au projet et à la politique
du gouvernement en général, le duopole,
qui contrôle 94 % de l’offre télévisée, sait qu’il
pourra bénéficier d’avantages juteux. Le premier
d’entre eux : son maintien à la tête du marché
ultra-convoité du triple play (offre incluant
Internet, TV et téléphonie).
Une profession sclérosée
« Il est urgent de réformer le paysage médiatique
du pays… mais sûrement pas en mettant
en place un accord qui ne fait que renforcer les
liens ambigus entre pouvoir et grands groupes
de presse, reconnaît Raúl Trejo Delarbre, sociologue
des médias. Par manque de moyens et
d’indépendance, les médias mexicains, à part
quelques exceptions, ne traitent du crime organisé
que sous son aspect anecdotique, sans
aucun recul, sans aucune analyse. Le pays a
besoin d’un véritable journalisme d’investigation,
de codes déontologiques stricts, et
d’un changement radical dans la façon dont
travaillent les journalistes. »
Pour relever le niveau de la presse, les associations
de journalistes misent sur une revalorisation
de la profession, et exigent différents ajustements
: sécurité sociale pour tous, hausse des
salaires (aujourd’hui, un journaliste local gagne
entre 250 euros et 500 euros par mois, alors que le salaire moyen est de 300 euros). Mais
elles réclament avant tout que l’État prenne les
mesures nécessaires pour mieux protéger les
journalistes menacés, et surtout pour que leurs
assassins soient jugés, alors qu’à peine plus de
10 % des homicides ont pour le moment abouti
à une condamnation. Mais jusqu’à maintenant,
leurs revendications sont restées lettre morte
auprès du gouvernement.
Internet, nouveau terrain
de guerre
Dans ce contexte difficile pour les médias traditionnels,
les réseaux sociaux ont pris une place
prépondérante. En mars, ils étaient plus de
4 millions de Mexicains à posséder un compte
Twitter, soit 13 % des internautes. Spécificité
du site au Mexique : la plateforme sert à relayer
les alertes de fusillades… souvent bien avant
la radio ou la télévision. « Pour les citoyens, les
réseaux sociaux jouent un rôle cathartique. Le
climat de violence et de défiance envers les
autorités a atteint un tel niveau que le web
est devenu le seul lieu où exprimer ses peurs.
Face à cette montée en puissance, le pouvoir,
habitué à contrôler les médias traditionnels,
cherche à réagir », souligne María Elena Meneses,
ancienne journaliste reconvertie dans
la recherche. Comme ce fut le cas à Veracruz.
En août dernier, deux internautes ont diffusé de
fausses infos concernant des attaques armées
dans des écoles de la ville, créant une panique
énorme. À la suite de l’incident, le gouverneur a
fait inscrire dans le code pénal local le délit de
« perturbation de l’ordre public », conçu sur mesure
pour punir jusqu’à quatre ans de prison les
personnes à l’origine de fausses rumeurs. Une
quinzaine d’États pourraient à leur tour adopter
cette mesure dans les mois à venir, fragilisant
encore davantage une liberté d’expression déjà
bien amoindrie.


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