Qui sont les vrais pilleurs ?

Qui sont les vrais pilleurs ?

Les politiques, les autorités et la plupart des médias anglais
ont voulu voir dans les soulèvements qu’a connu l’Angleterre au mois
d’août, l’oeuvre de sauvageons sans revendications. Pourtant,
austérité, inégalités et précarité gangrènent la jeunesse.

L’oeil inquisiteur
des caméras
qui scrutent
les rues de
Londres ,
de Bristol,
de Liverpool
et de
Birmingham
a dû rester perplexe.
Dans les nuits du 6 au 10 août,
en Angleterre,
de jeunes émeutiers
ont pris d’assaut voitures et
policiers, pillant commerces et
magasins. Le politiste Philippe
Marlière, maître de conférence
à l’University College London,
est moins frappé d’incrédulité
que par une évidence : « C’est
déplorable, mais expliquons que
c’est politique ; c’est en bout de
chaîne d’un système d’exploitation
et de pillage.
» Qui sont les
vrais pilleurs ?

L’arbre de la « criminalité pure
et simple
», entretenu par David
Cameron, brûle. Il ne cache
plus la forêt des causes réelles
des émeutes, qui plonge ses
racines dans un terreau socioéconomique
et politique que
les cendres de voitures calcinées
vont encore nourrir. La
presse conservatrice a pourtant
pris soin d’en propager la
fumée. Lassés de tenir les murs
de leurs quartiers, les jeunes
se seraient mis à en casser les
vitrines, sous la pulsion d’une
« culture de violence » dont
ils seraient naturellement dotés.
Mais, la fumée se dissipe,
et, alors que selon Philippe
Marlière « la justice frappe de
manière indifférenciée les personnes
arrêtées, quelle que
soit la gravité des faits
», on
commence seulement à y voir
plus clair sur ce qui a conduit à
cette irruption de violence.

La récession a frappé

La mort de Mark Duggan, abattu
le 4 août par des tireurs d’élite
de la Metropolitan police (Met),
à Tottenham, a produit une étincelle
dans un lieu sociologiquement
inflammable : « C’est l’une
des régions les plus socialement
pauvres de Londres, qui
a déjà été le théâtre d’émeutes
à deux occasions dans les années
1980 et 1990, et la plupart
du temps pour les mêmes
raisons : la brutalité de la police
et la misère sociale
», selon l’historien
et commentateur politique
britannique Tariq Ali. Partout où
les émeutes se sont répandues,
le profil est le même : « L’émeutier
est un jeune homme entre
18 et 24 ans, sans scolarité ou
au chômage
», ajoute Philippe
Marlière.

En effet, « la récession a frappé
les jeunes avec la plus grande
force
», selon Richard Seymour,
auteur du blog « Lenin’s
Tomb » et de The Meaning of
David Cameron
. Non seulement
« il y a 20 % de chômage
chez les jeunes
», observe-t-il,
mais en plus le plan d’austérité
les harcèle : « L’Allocation à
l’éducation a été abandonnée,
les frais d’inscription ont triplé,
les centres d’accueil pour
les jeunes ont été fermés, etc.
Toute une couche de la population
a simplement vu ses
chances dans la vie réduites à
néant.
» Tariq Ali conclut : « Les
émeutes ne sont pas directement
politiques mais le reflet
des très grandes inégalités de
richesse et des chances dans l’Angleterre néo-libérale
».

David Cameron s’est arrêté
aux pillages, preuve, selon lui,
du nihilisme de ces jeunes
« sauvages » et de l’absence
de motifs politiques – même
indirects – à leurs agissements.
L’empire Murdoch a eu vite fait
de prêter main forte au gouvernement,
veillant à « exclure
toute idée selon laquelle ces
émeutes pourraient être une
réponse à des injustices manifestes
», précise Richard Seymour.
Pourtant, le pillage n’est
qu’une partie des actions et
exactions commises par les
émeutiers – la partie de l’iceberg
que « la presse préfère
mettre en avant
». Ils se sont
aussi « engagés dans une bataille
rangée contre la police
»,
pendant que d’autres « brûlaient
des calories
– selon une
boutade en vogue en Angleterre
en incendiant des multinationales
comme McDonald’s
et Krispy Kreme
», rapporte M.
Seymour. Dans leur lutte contre
différentes sortes de pouvoirs
et d’autorités, les émeutiers
ont quasiment fait leur la devise
proudhonienne : « La propriété
c’est le vol.
» Et pour cause, leur
révolte « s’inscrit dans une économie
de pilleurs qui ont pillé
de façon très massive les richesses
de ce pays et s’en sont
sortis indemnes. On pense
aux banquiers, à la City et à
la classe politique britannique
impliquée dans le scandale des
notes de frais
», assène Philippe
Marlière. Celle-là fait pour le
moment bloc et ignore cyniquement
les raisons de la colère
d’une « jeunesse qui ne vote
pas
». Mais, si les émeutiers ne
parlent pas le langage des politiques
– « la politisation étant le
fruit d’une socialisation de personnes
économiquement favorisées

» – ces derniers devront
à terme reconnaître que ces
émeutes s’inscrivent dans la
continuité du mouvement social
et étudiant de l’hiver dernier.
Sous la forme d’une contre-violence,
opposée à la violence sociale,
elles expriment le même
malaise. Un « rejet viscéral du
système
», estime Philippe Marlière,
qui, dans « un pays sans opposition », selon l’appréciation
de Tariq Ali, pourrait valoir
aux jeunes Anglais le joli nom
d’Indignés. Indignés face au racisme
de la police, à l’inexistante
redistribution économique, alors
qu’on renfloue les banques, et à
une classe politique qui ne les
représente pas, « complice du
système économique financiarisé

», de l’avis de Tariq Ali.

La justice a la main lourde

« Entre 1998 et 2010, d’après
Richard Seymour, 333 personnes
sont mortes en garde
à vue sans qu’aucun officier
ne soit condamné.
»
En 2009,
des députés travaillistes et
conservateurs ont été inculpés
dans le scandale des
notes de frais. Certains ont
démissionné, aucun n’a été
condamné. Aujourd’hui, la justice
a la main lourde avec des
émeutiers qui n’ont pas encore
levé le poing dans un geste
purement politique, mais qui
ne tarderont peut-être pas à le
faire. Pour Philippe
Marlière, « si la répression va trop loin, si les
mesures d’austérité continuent
à produire des inégalités
— les
salariés des classes
moyennes vont le sentir, eux
aussi, pas seulement les classes
populaires —, il y aura un revirement
très fort, une prise de
conscience jusqu’à, peut-être,
un point de non-retour
». Cette
prise de conscience pèse déjà
plus qu’une poussière – elle
a au moins le poids d’une
brique – dans l’œil d’une caméra
de surveillance.

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